Les causes du recul de la productivité du travail dans la zone euro et en France

La productivité du travail a reculé légèrement dans l’ensemble de la zone euro depuis 2017, et a reculé très fortement en France depuis 2019. Dans ce billet, Patrick Artus défend l’idée que ce recul est moins imputable à des causes conjoncturelles (difficultés d’embauches, hausse du taux d’emploi des salaires peu qualifiés) qu’à des causes structurelles (insuffisance d’investissements en Nouvelles Technologies et d’effort de Recherche-Développement, vieillissement de la population en âge de travailler, compétences de la population active, et attitudes des salariés vis-à-vis du travail).

La productivité du travail a reculé légèrement dans l’ensemble de la zone euro depuis 2017, et a reculé très fortement en France depuis 2019. Ce recul de la productivité a des conséquences très importantes sur la croissance potentielle, la situation des finances publiques, l’inflation. Il faut donc comprendre d’où vient ce recul de la productivité. On dispose de deux grandes pistes pour l’expliquer : la piste conjoncturelle (qui le lie aux difficultés d’embauches, à la hausse du taux d’emploi des salaires peu qualifiés) ; la piste structurelle (qui le lie à l’insuffisance des investissements en Nouvelles Technologies, de l’effort de Recherche-Développement, au vieillissement de la population en âge de travailler, aux compétences de la population active, aux attitudes des salariés vis-à-vis du travail).

Recul de la productivité du travail dans la zone euro et en France

Le graphique 1 montre l’évolution de la productivité du travail depuis 2017 dans l’ensemble de la zone euro, en France, et à titre de comparaison, aux États-Unis.

On voit qu’aux États-Unis, la productivité du travail a augmenté rapidement (dans tous les pays, il faut ignorer la période 2020-2021, parce que la crise du Covid a été gérée très différemment sur le marché du travail : licenciements aux États-Unis, travail à temps partiel indemnisé dans la zone euro et en France) ; qu’elle a reculé légèrement dans la zone euro, et que ce recul s’accélère en 2023 ; qu’elle a fortement reculé en France, de 4 points entre son point haut du 3ème trimestre 2019 et le 4ème trimestre 2023.

Les conséquences du recul de la productivité sont très importantes : faiblesse de la croissance potentielle, même quand on tient compte de la hausse du taux d’emploi ; de ce fait, recettes fiscales inférieures aux attentes et déficits publics élevés, qu’il faut corriger par une baisse des dépenses publiques ; hausse rapide des coûts salariaux unitaires (sur l’année 2023, le coût salarial unitaire augmente de 5,5 % dans la zone euro et de 3% en France, alors qu’il ne progresse que de 1,8 % aux États-Unis), ce qui implique soit une inflation sous-jacente restant forte, soit un recul des marges bénéficiaires des entreprises.

Dans le premier cas, le pouvoir d’achat des ménages et la progression de leur consommation continuent à être faibles, dans le deuxième cas, l’investissement des entreprises est affecté négativement.

Enfin, avec la progression nécessairement ralentie des salaires réels, les conséquences du recul de la productivité sont donc très négatives, et cela pousse à identifier les causes de ce recul.

 

Les causes cycliques du recul de la productivité dans la zone euro et en France

Il y a d’abord des causes normales et compréhensibles du recul de la productivité. Par exemple, en France, le développement rapide depuis 2018 de l’apprentissage : le nombre de contrats d’apprentissage en cours est passé de 430 000 au début de 2018 à 1 020 000 à la fin de 2023, ce qui peut expliquer un recul de la productivité de 1,5 % en France depuis le début de 2018.

Les deux causes cycliques souvent avancées pour expliquer le recul de la productivité sont les difficultés de recrutement et la hausse du taux d’emploi des personnes peu qualifiées, à niveau d’éducation faible.

Les difficultés de recrutement des entreprises se sont effectivement beaucoup accrues depuis 2017, ce qui correspond à la date du début de la faiblesse des gains de productivité. L’argument est le suivant : si une entreprise connaît d’importantes difficultés de recrutement, elle hésitera à licencier, même si son faible niveau d’embauche le justifie, de peur de ne pas pouvoir réembaucher si son activité s’améliore.

Il est difficile d’être convaincu par cet argument. D’une part, entre 2017 et 2019, l’activité a été forte et peu d’entreprises étaient en situation de devoir réduire leur niveau d’emploi ; d’autre part, jusqu’en 2023, les difficultés de recrutement ont été très fortes aussi aux États-Unis, et un effet négatif des difficultés de recrutement sur les gains de productivité n'y a pas été décelé.

Le deuxième argument cyclique est lié à l’effet de la hausse du taux d’emploi des salariés peu qualifiés ; il est mis en avant que cette hausse accroît la proportion des personnes peu qualifiées dans l’emploi total, donc réduit la productivité du travail.

À nouveau, nous ne sommes pas convaincus de la pertinence de cet argument. D’une part, si le taux d’emploi des personnes peu qualifiées a augmenté entre 2017 et 2023 (de 4 points dans la zone euro et de 1 point en France), le taux d’emploi des personnes à niveau de qualification intermédiaire et des personnes très qualifiées a aussi augmenté (dans la zone euro de 1,5 point pour les premières et de 3 points pour les secondes ; en France de 3 points pour les premières et de 3 points aussi pour les secondes). La structure par qualification de l’emploi ne s’est donc pas déformée vers les emplois peu qualifiés.

D’autre part, le même mouvement du taux d’emploi des salariés peu qualifiés a été observé aux États-Unis, sans conséquence négative sur l’évolution de la productivité.

Au total, en dehors de la hausse du nombre d’apprentis en France, les causes cycliques mises en avant pour expliquer le recul de la productivité de la zone euro et en France ne nous semblent pas convaincantes.

Les causes structurelles du recul de la productivité dans la zone euro et en France

Il s’agit d’abord de l’insuffisance du niveau du taux d’investissement en Nouvelles Technologies ou de l’effort de Recherche-Développement.

Si on compare les pays (avancés ou à niveau intermédiaire de revenu) de l’OCDE, on voit une corrélation significative entre le taux d’investissement en Nouvelles Technologies (ordinateurs, matériel de télécommunication, logiciels…) et les gains de productivité, entre le niveau des dépenses de Recherche-Développement rapportées au PIB et la progression de la productivité. Les pays ayant un taux d’investissement en Nouvelles Technologies ou des dépenses de R&D élevées en pourcentage du PIB sont aussi les pays où la productivité a progressé rapidement.

Le graphique 2 montre par exemple la corrélation positive significative entre le taux d’investissement en Nouvelles Technologies et la progression de la productivité, entre 2002 et 2022.

On voit que l’Allemagne, la France, l’Espagne, l’Italie (pour nous concentrer sur les grands pays de la zone euro) ont un taux d’investissement en Nouvelles Technologies nettement inférieur à celui des États-Unis. En 2022, l’investissement en Nouvelles Technologies représentait 2,6 % du PIB de la zone euro et 3,7 % du PIB des États-Unis.

En 2022, les dépenses de Recherche-Développement représentaient 2,3 % du PIB de la zone euro, 2,2 % du PIB de la France, et 3,5 % du PIB des États-Unis : aussi bien en ce qui concerne l’investissement en Nouvelles Technologies que des dépenses de Recherche-Développement, l’effort nettement plus important des États-Unis que de la zone euro ou de la France a clairement un effet sur les gains de productivité.

Deux autres déterminants structurels des gains de productivité peuvent être identifiés : l’âge moyen de la population en âge de travailler, les compétences de la population active. Utilisant la même méthode que pour l’investissement en Nouvelles Technologies et les dépenses de Recherche-Développement (corrélation entre les pays de l’OCDE), nous identifions une corrélation négative significative entre l’âge moyen de la population en âge de travailler (élevé en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Grèce, au Portugal, faible aux États-Unis, en Suède, en Australie, en Nouvelle-Zélande) et les gains de productivité ; une corrélation significative positive entre les compétences de la population active (estimées par le score global à l’enquête PIAAC de l’OCDE, qui est faible en Italie, en France, en Espagne, en Grèce, élevé au Japon, en Finlande, aux Pays-Bas) et les gains de productivité en moyenne sur la période 2002-2022 (les résultats sont similaires avec les gains de productivité en moyenne sur la période 2012-2022).

Il faut évoquer aussi une autre cause structurelle de faiblesse des gains de productivité : la souffrance au travail, la perception d’une absence de reconnaissance du travail réalisé, qui débouche aussi sur un absentéisme important (en France, le taux d’absentéisme au travail est passé de 4,6 % en 2016 à 6,7 % en 2022).

Nous pensons donc que les causes du recul des gains de productivité dans la zone euro (depuis 2017) ou en France (depuis 2019) sont structurelles et non conjoncturelles. Les politiques économiques ne peuvent pas réduire le vieillissement démographique, mais elles pourraient accroître l’investissement en Nouvelles Technologies, les dépenses de Recherche-Développement, les compétences de la population active, le bien-être au travail.

Encore faudrait-il éviter le cercle vicieux suivant : recul de la productivité du travail ; recul des recettes fiscales ; correction du déficit public par une baisse des dépenses publiques d’éducation, de recherche, qui perpétuerait la faiblesse des gains de productivité.