Les banques centrales doivent-elles modifier leur cible d’inflation ?

Confrontées à une croissance largement non anticipée de l’inflation, les banques centrales ont réaffirmé un objectif d’inflation de 2 %, qu’elles n’ont d’ailleurs pu atteindre lors de leur lutte précédente contre la déflation. La note s’interroge sur l’opportunité d’un retour à une telle cible et sur les effets que peut avoir un mandat de banque centrale centré sur la seule stabilité des prix.

Le 14 décembre 2022, en réaction à une inflation croissante largement non anticipée, le FOMC (Federal Open Market Committee) de la Federal Reserve Bank (Fed) rend public le communiqué suivant : « Le FOMC cherche à réaliser un emploi maximum et une inflation de 2% sur le long terme. Pour réaliser ces objectifs, le FOMC a décidé d’augmenter l’intervalle souhaité pour le federal funds rate à [4,25 % – 4,50 %]. Le FOMC anticipe que les accroissements continus de cet intervalle seront appropriés pour atteindre une politique monétaire suffisamment restrictive pour ramener l’inflation à 2% ». Parallèlement, dans le Monde du 23 décembre, Luis de Guindos vice-président de la BCE affirme : « nous avons un mandat et nous devons nous y tenir…notre objectif est de 2 % ».

Trop peu, trop tard, notaient en juin 2022 Cecchetti et Schoenholtz[1], considérant que des banquiers centraux qui agissent trop tard risquent l’inflation, la récession ou même les deux. Tout le monde, constatent-ils, y compris les membres du FOMC, est d’accord pour constater que l’intervention de la Fed à la suite de la pandémie a tardé à restaurer la stabilité des prix. Mais en quoi l’objectif d’un retour à un taux d’inflation de 2 % est-il sacro-saint ? Lors d’une conférence internationale du FMI destinée en 2015 à repenser la politique macroéconomique, Ben Bernanke[2] affirmait « je ne vois rien de magique dans la recherche d’une inflation à 2 %. Ma recommandation d’objectifs d’inflation en tant qu’universitaire et Gouverneur de la Fed reposait plus sur des avantages de transparence et de communication que sur le choix d’un objectif spécifique ».

Cette question du choix d’une cible d’inflation sur le long terme avait déjà fait l’objet durant l’année 1996 de discussions au sein du FOMC[3]  qui, après avoir constaté sur les trois années précédentes un taux d’inflation peu différent de 3 %, s’interrogeait sur l’opportunité et la possibilité de ramener ce dernier à 2 %. « Quand nous parlons de stabilité des prix en tant qu’objectif », s’interroge alors le Président Greenspan, « parlons-nous de stabilité des prix ou parlons-nous d’un taux d’inflation zéro ? ». Dans cette discussion, remarquait alors Janet Yellen, aujourd’hui Secrétaire d’État au Trésor américain, « on a besoin de mesurer à la fois les coûts transitoires associés au passage de là où nous sommes à l’objectif ultime d’inflation et ensuite les coûts et bénéfices permanents associés au nouvel équilibre ». Négligeant les effets de crédibilité consécutifs aux annonces d’objectif d’inflation, Janet Yellen évaluait à l’époque le coût transitoire entre 3 et 6 % de PIB par point de réduction d’inflation, notant qu’en fonction de ce coût, le bénéfice net permanent du changement doit être conséquent, en termes d’effets sur le chômage structurel, la productivité et les rigidités nominales.

Réavançant dans le Financial Times du 28 novembre 2022 l’idée déjà proposée en 2010, et largement rejetée à l’époque par les banques centrales, d’adopter une cible d’inflation supérieure à 2 %, Olivier Blanchard[4]  constate que les coûts additionnels d’un objectif de 4 % d’inflation au lieu de 2 % seraient faibles. L’un des bénéfices permanents du changement tiendrait au fait que les banques centrales disposeraient de plus de marges de manœuvre pour réduire leur taux d’intérêt directeur en cas de récession, sans être confrontées au problème d’un taux plancher zéro et aux difficultés à réduire la taille de leur bilan gonflé par le Quantitative Easing. Dans les coûts transitoires, ne devraient cependant pas être négligés les effets de crédibilité consécutifs à l’annonce du changement. À cet égard, il y a une grande différence entre la modification d’une cible d’inflation à partir d’une situation d’inflation modérée et stable et l’augmentation de celle-ci quand l’inflation est au-dessus de la cible et volatile. Si les agents économiques en viennent à considérer que leur banque centrale est disposée à augmenter de manière opportuniste l’objectif d’inflation pour éviter le coût économique de la déflation, les anticipations d’inflation ne seront plus ancrées sur la cible, quelle que soit celle-ci.

En un sens, Luis de Guindos a raison de dire « ce qui importe, c’est que nous ne perdrions pas notre crédibilité ». Mais on peut penser qu’à partir d’une inflation à 10 % dans la zone euro, une trajectoire vers un taux d’inflation supérieur à 2 % imposerait moins de coûts transitoires à l’économie qu’un retour à l’ancienne cible, sans « empêcher l’économie de rebondir ». Un choix existe, qui n’est pas neutre, en particulier dans la mesure où les récessions contribuent à détériorer les possibilités futures de production et où la politique monétaire n’affecte pas uniquement les variables nominales dans le long terme.

À la différence de la Fed dont le mandat est de rechercher un emploi maximum et la stabilité des prix, le mandat de la BCE se focalise sur la stabilité des prix. Le danger d’un mandat unique, relève Laurence Ball[5], s’illustre « par l’intervention remarquée de Jean-Claude Trichet lors d’une conférence de presse en 2011. Pressé de justifier la politique de la BCE, Trichet déclarait : « nous étions appelés par toutes les démocraties d’Europe à stabiliser les prix…. Nous avons stabilisé les prix sur les premières 12-13 années de l’euro ! Impeccablement ! J’aimerais beaucoup entendre quelques félicitations… ». Or, soutient Ball, dans la mesure où « en 2011, le sous-emploi dans la Zone euro était d’environ 10 %, de 15 % en Irlande, de 18 % en Grèce et de 21 % en Espagne, la BCE a besoin d’un mandat dual afin qu’aucun décideur ne puisse espérer de félicitations dans de telles circonstances ».

 


[2]  Rethinking Macro Policy III conference, avril 2015. IMF3

[3] Réunion du Federal Open Market Committee (FOMC) du 2 et 3 juillet 1996, pages 50-51, FOMC96.

[4] Olivier Blanchard, Giovanni Dell’Ariccia, and Paolo Mauro: “Rethinking Macroeconomic Policy”, IMF Staf Position Note, SPN/10/03, February 12, 2010. IMFST

[5] Laurence Ball: “Comment on “Inflation and activity” by Olivier Blanchard, Eugenio Cerutti and Lawrence Summers”, in Inflation and unemployment in Europe, Conference proceedings 21-23 May 2015 Sintra, Portugal. ECBI