Banque centrale européenne : La protection de l’indépendance d’une Banque centrale suppose un mandat clair.

Cette note livre quelques réflexions sur le statut de la Banque Centrale Européenne (BCE) et son indépendance au moment où, entre Quantitative Easing et « biais vert » dans les programmes d’achat d’actifs des banques centrales, la clarté du mandat de la BCE pourrait être remise en cause.

Une version légèrement plus courte de cette tribune a été publiée dans l'édition numérique du Monde datée du 12 septembre 2021.

Au moment où, après le Quantitative Easing, les banquiers centraux déclarent la finance verte comme « nouvelle frontière du 21ème siècle »(1)  et décident d’introduire un « biais vert » dans leurs programmes d’achat d’actifs, le statut de la Banque centrale européenne BCE et son indépendance méritent quelques instants de réflexion.

Aujourd’hui, avec des taux d’intérêt au plancher zéro et de faibles taux d’inflation, la politique budgétaire est devenue l’instrument de choix de la stabilisation économique. Dans ces circonstances, il est tentant d’utiliser la Banque centrale comme agent du Trésor public pour financer le budget de l’Etat et fournir directement des crédits à des institutions non financières. Or, pour l’indépendance d’une Banque centrale, il importe de distinguer la politique monétaire et la politique du « crédit ».

 La politique monétaire concerne la taille globale du bilan de la Banque centrale et la politique du crédit concerne la composition des actifs que la Banque centrale acquiert lorsqu’elle crée de la monnaie. D’un point de vue opérationnel, les actifs achetés ont peu d’importance pour la politique monétaire ; ils ne sont que le véhicule par lequel la Banque centrale injecte de la monnaie dans l’économie. Il faut donc regarder au-delà de la simple exigence d’une base monétaire donnée lorsqu’on envisage une politique de détention de titres. Cette politique ne doit pas mettre en cause l’indépendance de la Banque centrale. Elle doit alors respecter deux principes(2) : en premier lieu l’intégrité du processus budgétaire en minimisant l’implication de la Banque dans l’allocation du crédit à des secteurs particuliers ; en second lieu, les actifs doivent être choisis de manière à minimiser le risque d’être impliqué dans des imbroglios politiques. Dans le cas contraire, la Banque s’expose à des discussions contentieuses concernant sa politique d’acquisition d’actifs et à un risque financier non contrôlé. Pour éviter ces risques et contrer une telle tendance à la « fiscalisation » des Banques centrales, on a besoin d’un système dans lequel les banquiers centraux ne se pensent pas comme le seul recours de sorte que, quand la politique monétaire atteint la limite de son efficacité, ils ne se sentent pas obligés d’intervenir de manière quasi-fiscale(3).

Avec des actifs de Banque centrale qui comptaient pour moins de 15% de PIB en 2007 et qui se chiffrent maintenant entre 25% de PIB pour le Canada et plus de 60% de PIB pour la Zone euro, le Japon étant hors normes avec un actif dépassant 125% de PIB, exprimer une telle préoccupation ne relève pas d’un archaïsme bancaire mal compris. Cette préoccupation est d’ailleurs particulièrement appropriée pour la BCE qui, en raison des faiblesses de la politique budgétaire européenne, a vu son domaine d’intervention s’élargir. Avec ses programmes de QE atteignant déjà fin 2017 plus de 2 000 milliards d’euros et le Pandemic Emergency Programme PEPP de 1 850 milliards à dépenser d’ici mars 2022, la BCE est entrée, comme ses consœurs d’autres pays, dans les eaux troubles de la politique redistributive et budgétaire qu’un « verdissement » de ses programmes d’achat de titres ne fera qu’accentuer.

Faut-il particulièrement s’en inquiéter ?  On peut certes argumenter que la politique monétaire relève de compétences techniques qui vont bien au-delà de celles possédées par d’autres autorités et qu’il est ainsi préférable de reconnaître à une Banque centrale un large pouvoir d’appréciation dans le cadre des missions qui lui sont dévolues. Ainsi argumentait en 2015(4) l'avocat général de la Cour de Justice de l’Union Européenne CJUE Pedro Cruz Villalón, en réponse à la contestation par la Cour constitutionnelle fédérale allemande (CCFA) du programme d’achats d’obligations des Etats en difficulté de la Zone euro annoncé en 2012. Mais jusqu’où peut aller « un large pouvoir d’appréciation » ?

Selon la CCFA, c’est précisément parce que la BCE bénéficie par son indépendance d’un statut particulier dérogeant au principe démocratique que son mandat doit être soumis à une interprétation restrictive. Au nom d’un mandat assignant à la BCE un objectif principal, le maintien de la stabilité des prix, on peut certes tenter de justifier des interventions dans beaucoup de domaines. Le problème est que dans l’environnement politique particulier de l’UE, « sans règles claires gouvernant la relation entre les autorités budgétaire et monétaire, la Banque centrale peut être poussée à en faire trop peu de crainte d’aléa moral ou en faire trop en raison du manque d’action des autres autorités. …. Dans ce second cas, la Banque centrale devient une sorte d’institution de dernier ressort qui, plutôt que d’être indépendante, est souveraine »(5) .

Pour certains, l’indépendance d’une Banque centrale est un mythe dans la mesure où la politique monétaire est l’une des composantes d’un programme budgétaire monétaire et financier qui relève de l’Etat, le Souverain. Mais en l’absence de Souverain européen, la permanence et l’extension d’une politique « monétaire non conventionnelle » pose le problème du contrôle démocratique d’une Banque centrale ayant toujours bénéficié d’interprétations bienveillantes de la Cour de Justice de l’Union Européenne. La protection de l’indépendance d’une Banque centrale suppose un mandat clair et la poursuite d’un objectif quantifiable et publiquement annoncé. L’objectif d’un taux d’inflation (de 2%) est un objectif clair et quantifiable, le « verdissement » de l’économie ne l’est pas.

               On peut être d’accord pour dire que le changement climatique risque de poser des problèmes pour la stabilité financière, constate Sir Paul Tucker(6) dans une audition à la Commission des affaires économiques de la Chambre des Lords du Royaume Uni. Mais, poursuit-il : « les guerres sont très mauvaises pour la stabilité financière…Les banques centrales doivent-elles rationner la fourniture de crédit aux fabricants d’armes ?  Quand je présentai cette question à un groupe de banquiers centraux, ils furent surpris et dirent : nous n’y avons pas pensé. Le point est qu’ils ne devraient pas y penser – mais que vous, membres du Parlement, vous devriez y penser ». Les citoyens européens non britanniques ont peut-être aussi besoin d’un débat clair et transparent concernant les choix de leur Banque centrale.

 

  1. François Villeroy De Galhau:  “The Role of Banking in a Sustainable Global Economy”, World Conference of Banking Institutes, Londres, 09/17/2019. De Galhau.
  2. J. Alfred Broaddus Jr. et Marvin Goodfriend : “What Assets Should the Federal Reserve Buy?”, Federal Reserve Bank of Richmond, Economic Quarterly Volume 87/ 2001. Goodfriendbroaddus.
  3. Stephen G Cecchetti et Kermit L. Schoenholtz; “Limiting Central Banking”, Money and Banking, Mars 01, 2021. CSMoneybanking.
  4.  CJUE , article 68, arrêt du 16. 6. 2015 – affaire C-62/14 GAUWEILER E.A., 6201EUR-Lex.
  5. « Comments by Lucrezia Reichlin”, in Exit Strategy, Geneva Reports on the World Economy 15, page 39. ICMBGenevaR15
  6. Sir Paul Tucker, audition à la Commission des affaires économiques de la Chambre des Lords du Royaume Uni, 2 Février 2021.  Tucker 2021.