A l’occasion de la journée annuelle AFSE-Trésor sur l’évaluation des politiques publiques, le 14 décembre dernier, une table ronde s’est tenue sur le rôle de l’économiste dans le processus de décision publique. Intitulée « Architectes, ingénieurs et plombiers : les corps de métiers de la politique économique », et présidée par Michel Houdebine, cette table ronde a réuni Hélène Rey (dans le rôle de l’architecte), Jean Pisani-Ferry (dans celui de l’ingénieur) et Esther Duflo (dans celui du plombier). Ce billet présente un résumé des débats qui s’y sont tenus.
La France a une belle tradition d'ingénieurs-économistes qui cherchent à régler au mieux la "machine" économique dans le but d'atteindre une efficacité optimale dans des domaines aussi bien micro- que macro-économiques. Toutefois, la mondialisation, la crise financière et, plus généralement, la mise en interaction d'acteurs aux objectifs divers ont donné naissance à une approche plus "systémique" de la politique économique : une belle salle des machines ne suffit pas à faire une bonne politique économique. Il faut s'assurer que les incitations des uns et des autres concourent au bien commun, et ériger des garde-fous ; en un mot, construire une "architecture" robuste. Cependant, la politique économique est aussi une affaire de "plombiers". Ces derniers savent que la même machine fonctionnera différemment selon la pièce dans laquelle elle est installée, l'identité des techniciens qui s'affairent autour d'elle et les modes d'emploi dont ils disposent (avec les aléas de la traduction). Ingénieurs, architectes et plombiers : comment combiner les trois corps de métiers pour améliorer concrètement la politique économique dans les économies avancées et dans les économies en développement ? Telle était la question posée aux intervenants.
Naturellement, les trois corps de métiers sont nécessaires pour réussir le chantier de la politique économique. Néanmoins, leurs poids relatifs ont varié au cours du temps. Les années d’après-guerre ont mis à l’honneur les ingénieurs qui ont combiné la comptabilité nationale naissante avec la modélisation mathématique pour apporter aux gouvernants des outils mécanistes d’aide à la décision. Ces mêmes ingénieurs ont su proposer aux décideurs des moyens pratiques pour surmonter les multiples défaillances des marchés – information asymétrique, comportements stratégiques, biais d’économie politique, etc. Cette suprématie des ingénieurs a duré plusieurs décennies dans les pays avancés, mais aussi dans nombre de pays dont l’émergence a semblé résulter directement de la mise en œuvre d’un savoir-faire d’ingénieur, avec une attention néanmoins limitée, à la fois pour les conséquences sur le terrain (comme l'augmentation des inégalités internes) et pour l’architecture d’ensemble (la gouvernance, la régulation, la concurrence).
La crise asiatique de 1997 a brutalement mis en avant l’importance d’une bonne architecture financière, entendue comme une bonne gouvernance des banques associée à une bonne régulation des institutions et des marchés. Les conflits commerciaux récurrents ont aussi démontré l’importance des institutions multilatérales internationales. Lors de la crise financière mondiale de 2008, toutefois, il a fallu faire appel aux plombiers (en plus des pompiers) pour improviser er des solutions d’urgence qui n’avaient été décrites par aucun plan d’architecte ni aucune notice d’ingénieur. Selon Esther Duflo, le plombier se distingue de ses collègues ingénieur et architecte par son attention aux problèmes auxquels personne n’avait pensé. Mais l’arrivée des données de masse, tout comme l’importance prise par des sujets essentiels mais intrinsèquement très techniques comme la transition écologique, pourraient bien remettre à l’honneur l’ingénieur dans les années qui viennent.
Les trois professions – architectes, ingénieurs et plombiers – n’occupent pas la même position vis-à-vis des décideurs politiques. La modestie du plombier (ou du dentiste, selon la fameuse expression de Keynes) le protège lorsque le monde de la décision politique est en panne. Le plombier agit « sous le radar », en mettant en œuvre les décisions et en améliorant les dispositifs existants. Ce n’est pas le rôle du décideur politique de se préoccuper des détails, de sorte que le plombier peut poursuivre sa tâche de manière assez indépendante. A l’opposé, l’ingénieur et l’architecte se sentent parfois investis d’une mission qui les pousse à se muer en avocats, ce qui finit par les discréditer, notamment face aux experts d’autres disciplines qui n’ont aucune difficulté à les caricaturer.
La communication vis-à-vis du grand public est extrêmement difficile, comme l’a douloureusement démontré le débat sur le Brexit au Royaume-Uni. D’un côté, les économistes ne font souvent pas assez d’efforts pour s’expliquer simplement dans un langage compréhensible ; de l’autre, l’excès de simplification peut s’avérer délétère, comme on l’a vu aux Etats-Unis au sujet de l’ouverture commerciale, dont les aspects négatifs ont été soigneusement occultés au public durant des décennies. La solution passe sans doute par un enseignement davantage ancré dans la réalité telle qu’elle est vécue par chacun, et par une formation des jeunes au débat, davantage que par la seule mise en scène des grandes théories économiques.