Pour atteindre les objectifs fixés par l’Union Européenne en matière de neutralité carbone, la France doit regarder au-delà des seules émissions industrielles et encourager les consommateurs à la sobriété énergétique. Connaître l’empreinte carbone des ménages, et surtout comprendre ses variations d’un ménage à l’autre, constitue un enjeu central pour engager une transition à la fois efficace et équitable. En croisant l’enquête Budget de famille 2017 avec un modèle entrées-sorties, ce billet issu d’un article publié dans Economie et Statistique dresse la distribution des émissions des ménages français. L’utilisation de modèles multivariés et de régressions quantiles révèle ensuite les écarts liés au revenu, aux caractéristiques socio-économiques et aux choix de consommation.
La question centrale de la distribution des émissions carbones des ménages français
La comptabilité carbone répond à un double objectif. Elle évalue, pour chaque ménage, sa contribution au budget carbone national et identifie ceux qui sont les plus vulnérables à la hausse du prix de l’énergie. Elle permet ainsi d’adapter les politiques de transition afin qu’elles demeurent efficaces et socialement soutenables.

En 2017, un ménage français émettait en moyenne 19 tonnes d’équivalent CO2 (tCO₂e) par an. Les émissions liées aux transports pèsent à elles seules environ un tiers du total, suivies par les émissions provenant de la consommation d’énergie domestique puis l’alimentation. Ces trois postes de consommation représentaient environ 75% de l’empreinte carbone des ménages français.
La moyenne masque de fortes disparités. Le graphique I-A montre que le décile de revenu le plus élevé dépasse 31 tCO₂e par an, soit 2,6 fois plus que le décile le plus faible. Les émissions augmentent certes avec le revenu, mais ce facteur ne suffit pas à tout expliquer. Le graphique I-C met en évidence l’effet du statut d’occupation du logement. En moyenne, les propriétaires ont une empreinte carbone plus large que les locataires, notamment due à des émissions plus marquées sur l’énergie et les transports. Le graphique I-B rappelle que l’empreinte varie aussi selon le cycle de vie. Elle progresse entre 35 et 60 ans, période marquée par une forte mobilité et des besoins énergétiques plus importants, puis recule d’environ un tiers après 70 ans lorsque les déplacements diminuent. Les jeunes adultes se distinguent plutôt par une consommation accrue de biens manufacturés.
L’influence des déterminants de l’empreinte carbone au-delà de la moyenne
Ces résultats descriptifs montrent que les modes de consommation varient non seulement d’un groupe de revenus à l’autre, mais aussi au sein des groupes. À tort ou à raison, il est commun de distinguer deux dimensions d’inégalités d’empreinte carbone, dites verticales et horizontales. La dimension horizontale[1] peut être analysée plus finement en distinguant d’une part les caractéristiques socio-économiques des ménages (taille du foyer, âge, niveau d’éducation de la personne de référence) et d’autre part leurs décisions de consommation (source d’énergie domestique, type et statut d’occupation du logement, type d’unité urbaine).
Pour apprécier l’influence respective et combinée de ces facteurs, il faut dépasser le simple cadre d’analyse descriptive et recourir à un cadre multivarié. L’analyse ne se limite pas à l’effet moyen estimé par moindres carrés ordinaires (MCO) et examine aussi l’ensemble de la distribution conditionnelle des émissions grâce aux régressions quantiles (QR). Cette approche met en évidence des effets qui varient selon le niveau d’émissions, par exemple aux quantiles 0,1, 0,5 et 0,9 de la distribution conditionnelle des émissions, tout en limitant l’incidence des valeurs extrêmes sur les coefficients.

Le Tableau 1 montre que la taille du ménage, l’âge du référent et son niveau d’études influencent l’empreinte carbone à revenu constant. Un diplômé du supérieur long présente une empreinte d’environ 20% supérieure à celle d’un non-diplômé ayant les mêmes ressources. Le choix de la source d’énergie compte aussi. Passer du fioul aux énergies renouvelables réduit l’empreinte de plus d’un cinquième. Vivre dans une maison plutôt que dans un appartement accroît l’empreinte d’environ 10% en moyenne. La régression quantile suggère que l’écart peut dépasser 15 % pour les ménages les moins émetteurs. Sur la mobilité, il est à noter que chaque voiture thermique supplémentaire ajoute un cinquième d’empreinte, proportion encore plus forte chez les ménages modestes. Cependant, résider en zone rurale ou péri-urbaine ne se révèle pas déterminant dans ce cadre d’analyse. Une fois le revenu, le parc automobile et la source d’énergie du logement pris en compte, la localisation ne présente plus d’effet statistiquement significatif.
Comprendre l’incidence du revenu des ménages sur leur empreinte carbone
Pour évaluer l’effet du revenu des ménages sur leur empreinte carbone, on calcule généralement l’élasticité-revenu des émissions. En tenant compte des autres caractéristiques et décisions, le graphique II affiche les coefficients estimés par MCO et par QR le long de la distribution conditionnelle, en distinguant émissions totales, directes et indirectes.
Les régressions quantiles révèlent que l’élasticité du revenu par rapport à l’empreinte carbone est certes, inférieure à l’unité, mais passe de 0,4 pour les petits émetteurs à 0,1 pour les plus gros. Ces résultats indiquent un certain découplage entre revenu et émissions : les écarts de revenu pèsent moins dans le haut que dans le bas de la distribution des émissions. Ces écarts sont encore plus élevés pour les estimations formulées sur les émissions indirectes. Lorsque nous nous situons déjà dans le haut de la distribution, chaque euro supplémentaire pèse relativement peu dans la balance. On observe aussi que l’estimation fondée sur la moyenne conditionnelle (MCO) sous-évalue l’intensité de cette relation pour l’ensemble des quantiles, suggérant une forte hétérogénéité des comportements.

Quelles pistes pour la politique climatique française ?
Les résultats de cette étude rappellent qu’aucun déterminant n’est exclusif. Le revenu, les caractéristiques socioéconomiques et les décisions de consommation interagissent avec les émissions des ménages. C’est une bonne nouvelle car cela signifie que la réduction des émissions ne dépend pas uniquement de facteurs rigides comme l’âge du référent ou la position sociale du ménage. Ce potentiel d’ajustement reste toutefois limité par des contraintes financières, techniques et territoriales que les pouvoirs publics devront prendre en compte.
Référence (en traduction française) : Semet, R. (2024). Unravelling the Influence of Household Characteristics and Decisions on their Carbon Footprint: A Quantile Regression Analysis. Economie et Statistique / Economics and Statistics, 545, 27–46. doi: 10.24187/ecostat.2024.545.2127
[1] La dimension horizontale des inégalités renvoie aux écarts d’empreinte carbone entre ménages appartenant au même groupe de revenu.