Spirale inflationniste : l’importance des négociations salariales

La poussée inflationniste actuelle au sein des économies industrialisées ravive les craintes de la formation d’une boucle prix-salaires, avec le risque d’engluer ces économies dans un régime d’inflation élevée et durable. Ce phénomène, précédemment observé au cours des décennies 1970-80 à la suite des chocs pétroliers, avait poussé un certain nombre de gouvernements à abandonner l’indexation automatique des salaires sur l’inflation. Ce fut notamment le cas de la France en 1983, le gouvernement socialiste de l’époque justifiant cette mesure par la nécessité de casser la boucle prix-salaires. Dans ce billet, basé sur les résultats de notre étude empirique récente (Lucotte & Pradines-Jobet, 2023), nous montrons que le risque de spirale inflationniste ne doit pas être négligé et que son intensité dépend des modes de négociation salariale en vigueur au sein des pays.

La dynamique auto-entretenue des prix et des salaires

Un choc d’offre négatif, tel que celui survenu en Europe suite au déclenchement de la guerre en Ukraine, peut conduire à une inflation forte et durable si une boucle prix-salaires est enclenchée. Cette dernière se déroule en deux temps. D’abord, suite à choc initial sur les prix, les salariés exigent des hausses de salaire pour compenser leur perte de pouvoir d’achat, qui lorsqu’elles aboutissent, entraînent une hausse significative des coûts de production pour les entreprises et une baisse de leur marge. Ceci va alors pousser ces dernières à accroître leurs prix de vente de manière à préserver leur marge, conduisant à une hausse généralisée des prix au sein de l’économie, ce qui va inciter les salariés à demander de nouvelles hausses de salaire.

En d'autres termes, un choc inflationniste peut déclencher des effets de rétroaction entre les salaires et les prix qui se renforcent mutuellement, amplifiant ainsi les effets d'un choc initial sur l'inflation. Ce mécanisme fait référence à ce que l'on appelle les effets de second tour et l’inflation entretenue des années 1970 dans la plupart des économies avancées est l'archétype même d'une telle boucle d'inflation. Une fois enclenché, ce mécanisme auto-entretenu est difficile à faire disparaître, du fait notamment d’un risque de désancrage des anticipations d’inflation du secteur privé et d’une perte de crédibilité de l’autorité monétaire.

Figure 1

Cette dynamique auto-entretenue des prix et des salaires se confirme empiriquement. Comme le montrent les figures (1a) et (1b), il existe en effet une forte corrélation entre l’inflation passée et le taux de croissance des salaires nominaux, correspondant à la première phase de la boucle prix-salaires. Surtout, les figures (1c) et (1d) mettent en évidence que cette hausse des salaires est généralement suivie d’une hausse du taux d’inflation annuel, rappelant ainsi que les négociations salariales ne sont pas sans conséquence sur l’évolution future des prix. Plus important, il ressort que ce lien entre prix et salaires reste étroit au sortir de la décennie 1980, alors même que l’indexation automatique des salaires sur l’inflation n’était plus en vigueur dans un certain nombre de pays industrialisés.

 

Figure 1 : Corrélations entre inflation et croissance des salaires

Fig 1

Note : Calculs des auteurs à partir des comptes nationaux trimestriels fournis par l'OCDE. L'échantillon de pays comprend les pays membres et non membres de l'OCDE disponibles sur la période 1960T1-2019T4. Les salaires nominaux correspondent au salaire horaire moyen pour tous les secteurs économiques. Le taux d'inflation fait référence au taux d'inflation normalisé. Les variables sur l’axe des abscisses sont retardées d’un an.

 

La spirale inflationniste ou la persistance de l’inflation suite à un choc inflationniste transitoire

Alors que la plupart des études empiriques existantes sur le sujet se focalise sur la transmission de l’inflation aux salaires, nous avons fait le choix dans le cadre de notre étude d’évaluer la boucle prix-salaires dans son ensemble. L’existence d’une spirale inflationniste est alors appréhendée comme l'intensité et la dynamique de la réponse des prix à un choc d'inflation. De cette façon, nous évaluons dans quelle mesure un choc d’inflation initial se répercute sur l’évolution future des prix, et donc comment un choc d’inflation au départ transitoire peut se transformer, par effet d’hystérèse, en une inflation élevée et prolongée. En cela, notre approche s’apparente à une évaluation du degré de persistance de l’inflation.

Formellement, le cadre d’analyse que nous considérons pour répondre à cette question repose sur un modèle autorégressif vectoriel (VAR) en panel, que nous estimons pour un large échantillon de pays OCDE et non-OCDE sur la période 1960T1-2019T4. Le choix d’une approche multivariée se justifie par le fait qu’elle fournit une représentation simplifiée de l’économie, tout en permettant d’obtenir la dynamique de la réponse des variables macroéconomiques du modèle suite à un choc sur l’une d’elles. Etant donnée la problématique de notre étude, nous nous concentrons uniquement sur la réponse de l’inflation à un choc sur elle-même au cours des trimestres suivant ce choc. De cette façon, nous captons le degré de persistance de l’inflation suite à un choc initial sur les prix, et donc l’intensité de la spirale inflationniste.

Bien entendu, l’intensité de la spirale inflationniste, et notamment la transmission de l’inflation aux salaires, dépend d’un certain nombre de facteurs, parmi lesquels le degré de tension sur le marché du travail, la rigidité inhérente des salaires, les anticipations d’inflation du secteur privé, le pouvoir de fixation des prix des entreprises, la prévalence d’accords d'indexation des salaires sur l’inflation, mais également du pouvoir de négociation des salariés et des modes de négociation salariale.

L’importance des modes de négociation salariale

C’est précisément l’objet de notre étude que d’évaluer dans quelle mesure l’indexation des salaires et les caractéristiques institutionnelles des négociations salariales conditionnent l’intensité de la spirale inflationniste. En d’autres termes, il s’agit de tester si la réaction des prix à un choc d'inflation est significativement différente selon les modes de négociation salariale considérées.

Pour ce faire, nous retenons dans notre étude trois catégories de variables couvrant différents aspects des modes de négociation salariale. Ces données sont issues de la base de données « Institutional Characteristics of Trade Unions, Wage Setting, State Intervention and Social Pacts » fournie par l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OECD/AIAS).

En écho au constat du début des années 1980 selon lequel l’indexation des salaires sur l’inflation est à l’origine de l’emballement du niveau général des prix, nous débutons notre analyse empirique en testant dans quelle mesure l’indexation est effectivement synonyme d’une dynamique inflationniste plus forte. Sans surprise, nos résultats montrent qu’un système d'indexation légale des salaires est associé à un effet de second tour plus important. Bien que ces résultats soutiennent l'argument selon lequel l'indexation formelle des salaires tend à exacerber la spirale inflationniste, il est clair que les salaires nominaux peuvent suivre la dynamique des prix sans qu'une indexation explicite ne soit nécessaire, et cela dépend entre autres du pouvoir de négociation des salariés.

La deuxième catégorie de variables que nous considérons cherche à répondre explicitement à ce dernier point. Plus précisément, nous nous focalisons sur deux caractéristiques essentielles du rapport de force entre travailleurs et entreprises dans le processus de négociation salariale, à savoir le taux de syndicalisation et le taux de couverture de la négociation collective, défini comme la proportion de salariés auxquels une convention collective s’applique. Nos résultats indiquent que l'intensité de la réponse des prix à un choc d'inflation augmente avec le taux de syndicalisation et le taux de couverture.

Enfin, une autre caractéristique institutionnelle importante des négociations salariales susceptible d'exacerber la boucle prix-salaires est le niveau auquel les négociations ont lieu, c'est-à-dire le degré de centralisation et de coordination des négociations. La décentralisation des structures de négociation a été la principale tendance des marchés du travail et des relations industrielles dans de nombreux pays depuis les années 1980. Cette tendance s'est traduite par un affaiblissement du pouvoir de négociation des travailleurs et des syndicats par rapport à celui des employeurs, ce qui a entraîné une réduction de la dynamique salariale. On peut donc s'attendre à ce que la croissance des salaires en réponse à un choc inflationniste soit plus faible dans les pays où le degré de centralisation est moindre, réduisant ainsi le risque d'émergence d'une boucle prix-salaires. Les résultats que nous obtenons vont dans ce sens.

Notre étude est la première étude empirique dans la littérature académique à démontrer formellement que les modes de négociation salariale constituent un élément important dans la compréhension de la boucle prix-salaires, qui est aujourd’hui un des sujets de préoccupation majeure des banques centrales à travers le monde (Lagarde, 2023). En effet, l’enclenchement de la boucle prix-salaires pourrait acter le passage à un régime d'inflation durablement plus élevée, accompagné d'un désancrage des anticipations d'inflation. Surtout, les différences de modes de négociation salariale au sein de la zone euro risquent d’exacerber l’hétérogénéité des dynamiques d’inflation entre pays membres à laquelle devra faire face la Banque Centrale Européenne dans la conduite de sa politique monétaire.

 

Bibliographie

Lagarde, C. (2023). The path ahead. Speech by Christine Lagarde, President of the ECB, at “The ECB and Its Watchers XXIII” conference, Frankfurt am Main, 22 March 2023.

Lucotte, Y., & Pradines-Jobet, F. (2023). The inflation loop is not a myth. Finance Research Letters, 103970.