Réhabiliter l’expertise économique du système de santé

Thomas Barnay, Anne-Laure Samson et Bruno Ventelou présentent dans cette note l’ouvrage collectif du Collège des Economistes de la Santé intitulé « le système de santé français aujourd’hui : enjeux et défis ». Réunissant une trentaine de contributeurs, l’ouvrage aborde les principaux défis auxquels fait face le système de santé français, et formule plusieurs recommandations de réformes, également évoquées dans la dernière partie de la note.

Il est courant d’entendre s’exprimer un sentiment de rejet face à l’intervention des économistes dans le système de santé. D’aucuns diront notamment que le secteur de la santé est un "secteur à part", qui n’est pas susceptible de régulation économique. Pendant la crise de la COVID-19, cette idée s’est traduite par l’opposition stérile entre la lutte contre l’épidémie et la défense de l’activité économique, présentées comme deux objectifs nécessairement rivaux. Le premier serait l’apanage des seuls médecins, désireux de réduire la mortalité par COVID-19, tout en préservant les capacités hospitalières, et de facto ardents défenseurs du confinement. Le second apparaitrait comme l’étendard des économistes qui ne verraient dans la sauvegarde du PIB que l’unique objectif d’une société développée et épanouie…

Une expertise économique rendue silencieuse durant la crise sanitaire

Ainsi dès les premiers mois de la crise sanitaire, une logique médicale instantanée s’est imposée, reléguant au second plan toute autre forme de critère de jugement et de décision. L’objectif unique affiché fût d’une déconcertante simplicité : réduire la mortalité par COVID-19, « quoi qu’il en coûte ». L’objectif de santé serait devenu omnipotent, exonérant ainsi l’individu ou la société de tout arbitrage personnel ou collectif, au motif, tantôt d’une supposée gratuité, tantôt de l’absolue priorité. La pertinence même de l’apport des sciences humaines et sociales, en particulier de l’économie, serait alors réduite à peau de chagrin…

Les décideurs, et le grand public, ont surtout retenu que les économistes, prêtant, attention aux coûts monétaires des décisions, étaient les experts désignés comme « porteurs de la contradiction » face aux médecins et aux épidémiologistes. Or, notre propos est au contraire d'insister sur le rôle que l'économie peut jouer pour accompagner les approches de santé publique, les évaluer et les rendre plus efficaces.

Au moment où se polarisent ces convictions et se figent les croyances, il semble, aujourd’hui plus que jamais, nécessaire qu’un ouvrage en économie de la santé puisse éclairer les débats qui traversent le système de santé. L’ouvrage collectif du Collège des Economistes de la Santé intitulé « le système de santé français aujourd’hui : enjeux et défis » (Editions ESKA) réunit trente contributeurs[1], économistes de la santé français, chacun spécialiste du domaine abordé. L’ouvrage ambitionne d’analyser et de disséquer les principaux défis auxquels le système de santé fait face. De façon dépassionnée, et sur la base d’une littérature académique nationale et internationale dense, il tente également de proposer des pistes de recommandations pour améliorer le système. 

Les tensions et défis du système de santé français

Des tensions récurrentes sont observées sur le système de santé et ce bien avant la crise sanitaire que nous traversons. Malgré une dépense totale de santé élevée parmi les pays de l’OCDE, les inégalités sociales de santé et d’accès aux soins restent fortes et la qualité des soins est nuancée. Les restes à charge, faibles en moyenne, sont cependant très hétérogènes dans la population. Finalement, la régulation fine des dépenses de santé est rendue difficile dans un contexte de régulation nationale et centralisée.

A travers quinze chapitres, cet ouvrage relate les nombreux défis auquel fait face le système de santé tels que le financement et la régulation des dépenses de santé, la prise en charge de la dépendance, l’accès aux soins primaires sur tout le territoire, le manque de coordination entre médecine de ville et hôpital, d’une part, et entre soins et médico-social, d’autre part ; l’innovation médicale ; le prix du médicament ; le déficit de prévention ou encore la surconsommation de tabac et d’alcool. Ces défis interrogent chacun des acteurs du système de santé (patients, offreurs de soins, industriels…).

Quelles recommandations ?

Sur la base de la littérature scientifique, les auteurs de cet ouvrage formulent des recommandations afin de rendre plus efficient, mais aussi plus juste, le système de santé français.

Tout d’abord, l’organisation du financement des dépenses de santé devrait être repensée et décentralisée en vue d’une organisation des soins, tenant compte des besoins de la population locale. La définition d’un panier de soins publics couvert par l’Assurance maladie obligatoire et d’une assurance privée supplémentaire (et non complémentaire) constituerait également un gain d’efficience. Par ailleurs, le système de financement de la dépendance pourrait relever d’une logique assurantielle clairement établie, couvrant le risque-dépendance selon son niveau de sévérité.

Il importe également de continuer à réduire les barrières financières qui subsistent pour l’accès aux soins de spécialistes, aux soins dentaires et d’optique et aux soins préventifs. L’objectif de réduction des inégalités sociales de santé nécessite ainsi de mener une politique de santé publique ambitieuse, globale et coordonnée, pour faire face aux déterminants multiples de ces inégalités (éducation, revenu, épisodes de précarité présents et passés, conditions de travail présentes et passées, recours au dépistage, comportements à risque, accès aux soins, etc.).

La réorganisation de l’offre de soins, évoquée par une grande partie des contributeurs à cet ouvrage, porterait sur trois volets : d’une part, la redéfinition du système de paiement des médecins (forfaitisation liée à la qualité des soins ou au suivi des patients ; tarification à la pathologie ou à l’épisode de soins) ; d’autre part, l’accroissement de la coordination entre les offreurs de soins (ville-hôpital mais aussi différentes spécialités médicales et paramédicales), et enfin, l’amélioration de la répartition de l’offre de soins primaires sur le territoire. Le développement des systèmes d’information en santé, à l’hôpital, en ville, et à leur intersection, doit également se renforcer.

Sur un autre sujet, l’innovation médicale est susceptible de modifier en profondeur l’organisation de notre système de santé (accès aux soins, télémédecine, prise en charge). Trois types d’innovations sont analysées dans l’ouvrage : la médecine génomique, la e-santé et les médicaments innovants. Le rôle des économistes est de proposer des méthodologies permettant d’évaluer rigoureusement ces innovations. Il semble ainsi souhaitable de développer des analyses fondées sur les préférences sociétales et de recourir, plus fréquemment, à l’évaluation médico-économique, par exemple pour définir une valeur de référence à comparer au prix demandé par les industriels.

Les dispositifs expérimentaux, visant à réduire les inégalités sociales de santé, à améliorer la répartition des médecins sur le territoire ou à accroître les comportements de prévention, sont actuellement insuffisamment développés en France. Enfin, le recours plus systématique à des méthodes d’évaluation des politiques publiques permettant d’évaluer l’effet causal des interventions, par exemple dans le cadre d’essais randomisés, s’avère indispensable et ce afin de promouvoir les dépenses de santé efficientes.

 

[1] Liste des auteurs : T. BARNAY, S. BEJEAN, J. BONASTRE, R. CASH, G. CHEVILLARD, B. DETOURNAY, É. DEFEBVRE, B. DORMONT, R. FONTAINE, C. FRANC, A. GRAMAIN, F. JUSOT, V. LUCAS-GABRIELLI, J. MARGIER, N. MOUMJID, J. MOUSQUES, Z. OR, A. PARAPONARIS, A. PÉLISSIER, N. PELLETIER-FLEURY, C. PEYRON, G. de POUVOURVILLE, D. RAYNAUD, L. ROCHAIX, H. SERRIER, J. SICSIC, N. SIRVEN, B. VENTELOU, Y. VIDEAU, J. WITTWER.