Estimer précisément des dommages climatiques : une nécessité cruciale pour les chercheurs et les décideurs politiques
Les estimations des dommages macroéconomiques induits par le réchauffement climatique sont essentielles pour concevoir une politique climatique optimale, quantifier les bénéfices économiques des objectifs de température et éclairer les débats publics et politiques sur l'allocation des ressources nécessaires à l’adaptation au changement climatiques. Les avancées récentes dans l'estimation des impacts climatiques par des méthodes économétriques rigoureuses (Hsiang, 2016), ainsi que la disponibilité croissante de données climatiques à haute résolution ont contribué à faire des progrès significatifs dans cette direction, en quantifiant l'impact des augmentations de température sur le produit intérieur brut (Kalkuhl et Wenz, 2020). Malgré l'incertitude entourant l’ampleur des estimations des dommages macroéconomiques induits par les hausses de température, un consensus émerge pour considérer que les coûts économiques les plus importants sont supportés par des pays à revenu faible et intermédiaire (Dell et al., 2012), en raison de leur plus grande exposition à des températures extrêmement élevées et de la forte intensité agricole de leur production intérieure (Nath, 2020).
L'approche empirique traditionnelle pour quantifier les dommages climatiques est d'estimer la réaction de la production économique locale à une variation locale isolée de la température. Dès lors, comme l'agriculture ne représente qu'une faible part du PIB (en 2022, selon la Banque mondiale, 10 % en moyenne mondiale, allant de 26 % en moyenne parmi les pays à faible revenu à 1 % dans les pays à revenu élevé), les incidences macroéconomiques globales des pertes agricoles dues au changement climatique sont supposées être faibles (Costinot et al., 2016). Les estimations obtenues par cette approche ne tiennent cependant pas compte du fait que l'agriculture produit de nombreux biens intermédiaires dont dépendent d'autres secteurs et, que par conséquent, des chocs de productivité locaux dans l'agriculture peuvent se propager au reste de l'économie, à la fois entre les pays et entre les secteurs d’activité, par le biais de liens intersectoriels. Le rôle des liens sectoriels dans l'effet global des fluctuations météorologiques dans l'économie est ambigu ex ante. D'une part, l'ouverture au commerce international et la fragmentation de la production peut aider à accroître la diversification des chaînes d'approvisionnement et à réduire la volatilité de la production. Mais d'autre part, les interconnexions peuvent accroître l'exposition aux chocs dont les effets se répercutent tout au long des chaînes d'approvisionnement. Dès lors, les implications de la prise en compte des interconnexions sectorielles pour quantifier les pertes macroéconomiques induites par les chaleurs extrêmes restent une question empirique sans réponse.
Utiliser des données tenant compte des interconnexions sectorielles pour estimer l’impact des dommages climatiques
Un chapitre de ma thèse de doctorat vise à mesurer la contribution des liens sectoriels dans la propagation des chaleurs extrêmes observées dans l'agriculture, entre les secteurs et les espaces géographiques. Il quantifie les pertes globales causées par une exposition aux chaleurs extrêmes dans le secteur agricole, en compilant un ensemble de données globales relatives à la valeur ajoutée brute, collectées au niveau sectoriel pour chaque pays, et combinées à des relevés quotidiens de température et de précipitations à haute résolution, ainsi qu’à des données d’interconnexions sectorielles entrées-sorties de 1975 à 2020. En utilisant la mesure topographique des surfaces cultivées, la répartition de la population et l'activité économique sectorielle infranationale, ainsi que des informations agro-physiques sur les exigences environnementales spécifiques pour chaque culture, je construis une mesure des chocs thermiques pour chaque secteur qui me permet de distinguer empiriquement l’effet d’un choc local des effets de chocs nationaux et étrangers.
Dans ce chapitre, je développe une méthodologie empirique qui examine comment les conditions de chaleur extrême dans l’agriculture se propagent à travers les liens entrée-sortie et affectent la production économique dans cinq secteurs, à la fois au niveau national et à l'étranger (ces secteurs sont : les industries minières et manufacturières et les infrastructures ; la construction ; le commerce de gros et de détail, la restauration et l’hôtellerie ; les transports, le stockage et les communications ; et les autres activités, y compris les administrations publiques et les services financiers). Pour ce faire, j'utilise des données mondiales sur les liens sectoriels d'entrée-sortie pour construire une mesure, spécifique à chaque secteur et chaque pays, de l'importance relative de l’agriculture en tant que fournisseur en amont d’inputs intermédiaires. Cette approche fournit une mesure empirique de l'exposition de chaque secteur-pays aux chocs thermiques extrêmes dans l'agriculture à travers le monde.
Cette méthodologie met en évidence les limites des modèles de recherche quasi-expérimentale qui estiment l'effet des fluctuations météorologiques locales sur la production nationale, en ignorant les liens spatiaux. Ce faisant, ces approches négligent les interconnexions commerciales entre les secteurs et les nations. Cela revient à dire que les dommages estimés (et projetés) dus au réchauffement global, par exemple dans le secteur manufacturier en France, sont généralement calculés dans un scénario de réchauffement local, c'est-à-dire sans tenir compte des augmentations de température simultanées dans les secteurs partenaires commerciaux, par exemple en Espagne et en Allemagne.
Les résultats clés du chapitre montrent que les conditions de chaleur extrême nationales et étrangères dans le secteur agricole ont un effet négatif important sur le taux de croissance de la valeur ajoutée par habitant des secteurs en aval. Ces résultats fournissent une estimation empirique du rôle que les liens entrée-sortie avec le secteur agricole jouent dans les estimations macroéconomiques des dommages climatiques.
Le coût économique induit par le réchauffement récent est considérablement sous-estimé si l'on ne tient pas compte des liens sectoriels
Quelle est l'importance économique de ces résultats ? Pour répondre à cette question, j'utilise les paramètres estimés de la spécification empirique comme base d’une analyse contrefactuelle. Je compare comment les pertes ou les gains de production sectorielle résultant du réchauffement historique depuis 2000 diffèrent selon que l'on omet ou non les conditions de chaleur extrême dans le secteur agricole au sein du réseau de production. Pour tenir compte des ajustements adaptatifs aux changements climatiques, je simule de combien aurait été ralentie, ou accélérée, la croissance de chaque secteur au cours de la période 2001-2020, par rapport à un scénario contrefactuel dans lequel les températures quotidiennes auraient évolué linéairement à partir de leur moyenne à long terme sur la période 1970-2000. Lorsqu’on ignore les liens intersectoriels mondiaux, les pertes économiques dues au réchauffement récent sont considérablement sous-estimées. En tenant compte des chocs affectant l’ensemble des secteurs et des pays, le réchauffement récent est responsable d'une perte de production annuelle moyenne de 0,33 %, très supérieure à la perte moyenne de 0,1 % obtenue en omettant les liens intersectoriels mondiaux. La figure 1 montre les pertes annuelles moyennes de valeur ajoutée brute par habitant (en %) induites par les chaleurs extrêmes dans les deux scénarios, en omettant les liens sectoriels (panel supérieur) et en tenant compte des liens sectoriels (panel inférieur).
Figure 1. Pertes moyennes de valeur ajoutée par habitant induites par les chaleurs extrêmes (en %)
Source : Zappalà (2023)
Au total, ces résultats montrent que les liens intersectoriels entrée-sortie constituent un mécanisme important de propagation et d'amplification des conditions de chaleur extrême dans l'agriculture et soulignent l'importance de ce canal dans l'impact économique total du changement climatique.
Les résultats de ma recherche ont deux implications politiques importantes. Premièrement, il est essentiel de disposer d'estimations plus précises des dommages causés par le climat pour calculer le coût social du carbone (CSC). Le CSC représente la valeur monétaire des dommages à long terme causés par l'émission d'une tonne supplémentaire de dioxyde de carbone. Cette estimation influence les décisions politiques, telles que la fixation de taxes sur le carbone ou d'objectifs de réduction des émissions. Si les dommages climatiques sont sous-estimés, comme c'est le cas lorsque les liens entre les chaînes d'approvisionnement sont ignorés, le CSC sera fixé à un niveau trop bas. Deuxièmement, la prise en compte de la transmission des chocs a des conséquences importantes sur l'allocation des fonds internationaux d'adaptation au climat, puisque la protection de certains pays et secteurs pourrait être plus efficace pour la résilience climatique mondiale.
Références
Costinot, A., D. Donaldson, and C. Smith (2016). Evolving comparative advantage and the impact of climate change in agricultural markets: Evidence from 1.7 million fields around the world. Journal of Political Economy 124 (1), 205–248.
Dell, M., B. F. Jones, and B. A. Olken (2012). Temperature shocks and economic growth: Evidence from the last half century. American Economic Journal: Macroeconomics 4 (3), 66–95.
Hsiang, S. (2016). Climate econometrics. Annual Review of Resource Economics 8, 43–75.
Kalkuhl, M. and L. Wenz (2020). The impact of climate conditions on economic production. Evidence from a global panel of regions. Journal of Environmental Economics and Management 103, 102360.
Nath, I. (2020). Climate change, the food problem, and the challenge of adaptation through sectoral reallocation. NBER Working Papers 27297, National Bureau of Economic Research.
Zappalà, G. (2023). Adaptation, Beliefs, and Impacts: Essays on the Economics of Climate. PhD Dissertation, Paris School of Economics. Defended on September 11th, 2023