Quelles politiques pour réduire les pertes alimentaires post-récoltes et pour quelles externalités sur l’économie ?

Environ un quart de la production alimentaire mondiale est perdue, avec 25 % à 50 % de nourriture jetée tout au long de la chaîne d'approvisionnement. Or il existe un lien entre pertes alimentaires et disponibilité de l’offre d’une part, et capacité des systèmes alimentaires à assurer la sécurité alimentaire mondiale d’autre part. Ces constats confortent l’urgence à concevoir des politiques concrètes de lutte contre les pertes alimentaires post-récoltes. Dans ce billet qui reprend les principaux résultats d’un article publié dans la Revue d’économie politique, nous proposons une politique de Standard Logistique Minimum qui vise à limiter les sous-investissements logistiques le long de la chaîne de production et distribution, dont nous évaluons l’efficacité non seulement dans la réduction des pertes alimentaires, mais également par rapport aux effets collatéraux en termes de prix, d’offre et d’exclusion des producteurs.

Les pertes alimentaires post-récolte, un phénomène d’ampleur lié à des inefficacités logistiques qui pèse sur la sécurité alimentaire mondiale

D’après une étude du PNUE (2022), environ un quart de la production alimentaire mondiale est perdue, avec 25 % à 50 % de nourriture jetée tout au long de la chaîne d'approvisionnement. Environ 50 % des pertes concernent les fruits et légumes et 54 % de ces pertes sont enregistrées aux étapes de la production, de la post-récolte, et de l’acheminement des produits vers leurs lieux de commercialisation. Le lien entre la logistique et l’occurrence de ces pertes est maintenant bien établi (voir [1]) et un certain nombre d’activités post-récoltes y joue un rôle important : manipulation du produit, stockage, conditionnement, transport, contrôle de la température et de la réfrigération, emballage, mauvaise gestion des stocks de produits à courte durée de conservation etc. Dans les pays en développement, l’état des routes, l’éloignement des bassins de production des marchés de gros et les coûts de transport, accentuent le phénomène.

On établit aussi souvent un lien entre pertes alimentaires et disponibilité de l’offre d’une part, et la capacité des systèmes alimentaires à assurer la sécurité alimentaire mondiale d’autre part. Pour les produits frais périssables, il est en effet généralement admis que les faiblesses logistiques peuvent entraîner encore davantage de pertes alimentaires et par suite, une contraction significative de l’offre disponible sur les marchés. Les pertes sont ainsi de nature à affecter l'efficacité et la compétitivité des systèmes de production, limitant leur capacité à répondre aux besoins alimentaires. Enfin, la littérature établit un lien entre d’une part, les pertes alimentaires et d’autre part, la dispersion géographique des producteurs et leur éloignement des lieux de commercialisation (marchés de gros, marchés internationaux de destination…). 

 

Quels les instruments de régulation pour lutter concrètement contre les pertes alimentaires post-récoltes ?

Ces constats confortent l’urgence à déterminer et mettre en œuvre des politiques concrètes de lutte contre le phénomène des pertes alimentaires post-récoltes. Une telle urgence vaut à la fois pour les pays développés et les pays en développement en quête de sécurité alimentaire. De telles politiques devront nécessairement inclure comme objectif l'amélioration des infrastructures logistiques et le renforcement des compétences des producteurs dans ce domaine.

Au niveau européen, bien que la commission (Directive sur les déchets 2018/851) ait déclaré la nécessité de lutter contre les pertes alimentaires et encouragé à investir dans les infrastructures logistiques, elle ne spécifie pas toujours les politiques concrètes à mettre en œuvre pour susciter de tels comportements vertueux et atteindre cet objectif. Il en est ainsi de l’objectif de réduction du gaspillage et des pertes alimentaires qui font partie du programme, plus global, de la stratégie « de la ferme à la table » (Green Deal européen) qui vise la refonte des politiques communautaires dans un grand nombre de domaines (transport, alimentation, agriculture, fiscalité, subventions et soutiens, …). Par ailleurs, même si le Parlement européen demande aux États membres (résolution 2016/2223 (INI) du 16 mai 2017) d'atteindre un objectif de réduction de 30 % de ces pertes alimentaires d'ici 2025 et de 50 % d'ici 2030 (dans la ligne des objectifs de développement durable, ODD, des Nations Unies), les actions prédominantes concernent principalement, le gaspillage alimentaire (dans les étapes de distribution et de consommation) plutôt que les pertes alimentaires post-récoltes. 

 

Le Standard Logistique Minimum, une proposition théorique dont les effets sur les pertes post-récoltes sont comparés à une politique alternative de soutien aux producteurs 

La question du choix des instruments de régulation pour endiguer ce phénomène est un défi pour la recherche qui est susceptible d’être de plus en plus sollicitée pour contribuer à ce débat. Cela passera entre autres, par la mise en place de programmes d’évaluation des bénéfices et des coûts associés à différents leviers d’intervention possibles. L’étude que nous publions dans Revue d’Economie Politique s’inscrit dans cette perspective. Nous nous interrogeons tout d’abord, sur la pertinence d’utiliser des dispositifs qui ont déjà fait leurs preuves dans d’autres domaines et notamment dans celui de la sécurité sanitaire des aliments. Nous proposons dans cette optique d’évaluer une politique inspirée des dispositifs de Standards de Qualité Minimum (SQM) et des normes d’obligations de moyens contenus dans les standards privés instaurés par la grande distribution alimentaire, à l’exemple de GlobalGap, BRC etc (voir [2]). Cette politique que nous appelons Standard Logistique Minimum (SLM) vise à encadrer une des causes à l’origine des pertes alimentaires, à savoir les sous-investissements logistiques le long de la chaîne de production et distribution. Bien sûr, comme dans le domaine de la sécurité des aliments, de tels standards pourraient générer des insatisfactions et des mécontentements qui exigeront probablement la mise en place d’amortisseurs sociaux et économiques, dont certains sont déjà connus ou déjà mis en œuvre (soutiens, progressivité de la mise en œuvre etc.) et d’autres restant à définir ou à imaginer. On propose une évaluation théorique de ce dispositif qu’on compare à une politique alternative de soutien aux producteurs qui acceptent de s’engager dans l’amélioration de leurs équipements et infrastructures logistiques. Ces deux politiques sont comparées dans un contexte de dispersion spatiale des producteurs et d’éloignement de certains bassins de production du lieu où sont commercialisés les produits (marché de gros par exemple). Pour modéliser la dispersion géographique des producteurs et la concurrence qu’ils se livrent sur le marché final, on s’appuie sur une adaptation du modèle d’Hotelling (1929) d’économie industrielle. L’analyse s’inspire des approches coût-bénéfice et multicritères : les deux politiques (soutien et SLM) sont théoriquement évaluées non seulement par rapport à leur efficacité à réduire les pertes alimentaires mais également par rapport aux effets collatéraux qu’elles génèrent sur des critères économiques et sociaux comme le prix, l’offre et l'exclusion des producteurs du marché.

On montre que les deux politiques impactent de façon différenciée le prix du marché, l’offre disponible, le revenu des producteurs et le maintien de ces derniers sur le marché. Selon la politique mise en place, le nombre de producteurs évincés du marché varie mais également leur localisation. Autrement dit, selon la politique choisie, le périmètre géographique d’exclusion peut être plus ou moins éloigné du lieu de vente. Comparées à la situation où l’autorité publique n’intervient pas, les deux politiques réduisent toujours les pertes alimentaires. Par contre, la politique de standard (SLM) est plus efficace à atteindre cet objectif et apparaît donc meilleure qu’une politique de soutien dans ce domaine.

 

Le choix d’un Standard Logistique Minimum réduit plus efficacement les pertes mais au prix d’une forte éviction des producteurs et d’une réduction de l’offre  

L’étude montre par ailleurs comment le choix de l’instrument peut s’avérer plus complexe au regard des effets collatéraux associés à sa mise en œuvre. La politique de standard (SLM) est plus efficace à réduire les pertes mais conduit à une plus forte éviction de producteurs du marché et une moindre offre disponible sur les marchés. Si l’on veut mieux contenir le phénomène des pertes, il faudra donc plutôt mettre en place une politique de standard minimum mais s’accommoder de moins de produits sur le marché, d’un prix (mécaniquement) plus élevé et d’une exclusion plus importante de producteurs. Notons que par ce résultat, notre analyse ne confirme pas le lien positif, souvent évoqué dans la littérature, qui existerait entre réduction des pertes alimentaires et augmentation de l’offre sur les marchés.

On obtient un autre résultat assez contre-intuitif : l'imposition d'un SLM améliorera plus la logistique des producteurs proches du marché que la logistique de ceux qui en sont loin (voir dans [1], le détail du mécanisme complexe de concurrence qui explique ce résultat). En revanche, et si les subventions ne sont pas trop élevées, la politique de soutien produit un effet tout à fait opposé : elle suscite une amélioration plus significative de la logistique des producteurs éloignés du marché. 

 

Combiner Standard Logistique Minimum et politique de soutien, une voie qui reste à explorer et à tester empiriquement

En résumé, les autorités publiques pourraient être confrontées à un dilemme : maximiser la réduction des pertes ou minimiser les effets collatéraux sur les variables que sont l’offre, le prix et l’exclusion des producteurs.  Dans les pays en développement, les critères d’inclusion des producteurs et de disponibilité de l’offre sont hautement stratégiques car étroitement liés à l’objectif de sécurité alimentaire et de lutte contre la pauvreté, notamment dans les zones rurales souvent éloignés des marchés de gros. Le dilemme auquel pourraient faire face les autorités de ces pays peut être alors encore plus difficile. Pour résoudre ce problème, il vient naturellement à l’esprit une question à laquelle le modèle ne permet pas de répondre complètement à ce stade, à cause de considérations techniques : la mise en place d’une politique mixte, combinaison d’un standard (SLM) et d’une politique de soutien, serait-elle de nature à lever, sinon atténuer ce dilemme ? Une première intuition suggère que les producteurs, notamment les plus éloignés du marché, pourraient, grâce aux soutiens, rester actifs sur le marché malgré la contrainte de SLM à laquelle ils sont confrontés. La combinaison des politiques pourrait alors constituer une piste pour concilier efficacité à réduire les pertes, sécurisation de l’offre, inclusion des producteurs et une certaine équité dans le partage de la valeur entre producteurs proches des marchés et producteurs plus éloignés. Cette thèse, comme l’ensemble des résultats théoriques de cette étude, mériteraient d’être vérifiés dans le cadre de développements empiriques.

 

Références 

[1] Meziani L., A. Hammoudi, M-S Radjef, M-A Perito (2024), How to Reduce Post-Harvest Losses? A Theoretical Assessment of a Support Policy versus a Regulation Policy, Revue d’Economie Politique, February 2024, Vol. 134(1):49-80.

[2] Hammoudi A., R. Hoffmann and Y. Surry (2009), “Food safety standards and agri-food supply chains: an introductory overview”, European Review of Agricultural Economics Vol 36 (4) (2009) pp. 469–478