Quand la justice conditionne la productivité des entreprises

Lauréat du Prix Edmond Malinvaud 2021 de l’AFSE, Johannes Boehm présente ses recherches consacrées aux conséquences des distorsions contractuelles (non-respect des contrats, difficultés à les faire exécuter) sur l’organisation et la productivité des entreprises. Les résultats soulignent qu’une réduction de ces distorsions au moyen d’une justice plus efficace engendre des gains considérables, à la fois pour les entreprises et pour les consommateurs.

L'article reprend, dans une version partiellement modifiée, un texte paru dans Cogito le 29 juin 2021.

Ces dernières décennies, de nombreux travaux universitaires ont souligné que les entreprises des pays en voie de développement sont moins productives que leurs homologues des pays développés. Confrontées à d’importantes distorsions sur les marchés des facteurs de production, elles souffrent d’une allocation inefficace de ces facteurs, et de modes d’organisation imparfaits, avec pour conséquence des coûts de production plus importants qu’ils ne devraient être. Ces distorsions sont si importantes que leur élimination pourrait entraîner une progression significative de leur productivité et du niveau de développement de ces pays. Quelles sont ces distorsions et d’où viennent-elles ? Comment affectent-elles les choix de production des entreprises et la productivité tant au niveau régional que national ?

Je présente ici mes recherches sur les conséquences des distorsions contractuelles (non-respect des contrats, difficultés à les faire exécuter) sur l’organisation et la productivité des entreprises. J’y étudie aussi dans quelle mesure ces éléments se répercutent sur les dynamiques macroéconomiques tels que le revenu par habitant. Pour réaliser ces travaux, je me suis appuyé sur les structures de production des entreprises telles qu'observées et mesurées par les données provenant des recensements d'entreprises.

Les mécanismes liant justice et productivité

Les distorsions contractuelles affectent tout d’abord les entreprises dans leurs achats d’intrants intermédiaires (les matières premières et marchandises nécessaires à leur production). En effet, lorsque l’exécution de leurs contrats en temps voulus n’est pas garantie, les entreprises peuvent se trouver limitées dans leur choix de fournisseurs, et préfèreront s’adresser à leurs partenaires historiques ou bien aux membres de leur famille, propriétaires de structures produisant les intrants dont elles ont besoin. Elles peuvent même choisir de les produire elles-mêmes en les intégrant verticalement dans leur processus de production. Quelle que soit l’option retenue, leur coût de production sera plus élevé que dans une situation exempte de distorsions. Or ce coût sera répercuté sur les entreprises en aval de la chaîne de valeur et, pour finir, sur les consommateurs.

La question se pose de manière plus aigüe dans la production de biens nécessitant des intrants spécifiques. De quoi s’agit-il ? Dans le cas de l’industrie automobile par exemple, il est indispensable de disposer de pièces détachées adaptées aux modèles produits. A l’inverse, pour la production des confitures de fraises, les matières premières ne sont pas spécifiques à tel ou tel acheteur. Ainsi, les entreprises dépendant d’intrants spécifiques sont particulièrement sujettes aux imperfections contractuelles, et sont ainsi davantage concernées par les procédures juridiques en cas de litige en raison de la valeur limitée de revente de ces intrants en cas de litige.

Le caractère décisif de la qualité des systèmes judiciaires

Les recherches universitaires sur le sujet ont démontré que le déterminant institutionnel qui pèse le plus sur ce type de frictions est la qualité du système judiciaire. Or, les pays diffèrent considérablement dans la rapidité et la qualité de l’exécution des contrats : alors que les tribunaux d’Islande, de Singapour et d’autres pays à revenu élevé résolvent les conflits en quelques mois, la résolution des conflits peut souvent durer plusieurs années, voire des décennies dans certaines pays en développement.

Ce problème est particulièrement saillant dans le cas de l’Inde où les tribunaux sont lents et encombrés. Une situation dénoncée depuis les années 1950 et à maintes reprises par la « Law Commission of India » qui a proposé des politiques pour y remédier, sans grand succès. Certains de ces retards ont même fait la Une des journaux internationaux, comme lorsque huit cadres de Union Carbide, reconnus coupables de la catastrophe de Bhopal survenue en 1984, furent condamnés en première instance en 2010, soit 26 ans plus tard ![1] L’un des condamnés était déjà décédé, les sept autres ont fait appel.

L’impact des distorsions contractuelles en Inde

Dans une publication récente[2], mon co-auteur Ezra Oberfield et moi-même étudions la relation entre les intrants des usines du secteur manufacturier indien et la qualité du système judiciaire. Grâce à des données très détaillées[3], il est possible de connaître tous les intrants et les productions de chaque entreprise, ce qui rend notamment possible l’identification des différents modes d’organisation productive. À titre d’exemple, le Graphique 1 montre les intrants utilisés par les entreprises du même secteur, mais dont les chaînes de production sont différentes : les usines qui produisent des diamants polis à partir de diamants bruts font à la fois la taille et le polissage, tandis que les usines qui produisent des diamants polis à partir de diamants taillés ne font que le polissage. Ces différentes compositions d’intrants révèlent le degré d’intégration verticale des usines.[4]

Graphique 1 Hétérogénéité des intrants des entreprises produisant des diamants

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Les inégalités entre États indiens

Afin de rapprocher les dépenses en intrants d’une entreprise avec les retards judiciaires, et déterminer si ces derniers ont un impact, nous mesurons tout d’abord les retards judiciaires et considérons la durée moyenne d’attente pour que le conflit soit traité par la Haute Cour de l’État concerné. Ces délais varient fortement d’un État à l’autre : en moyenne, dans l’État le plus rapide (Goa), leur durée moyenne est d’un an, mais de quatre ans et demi dans l’État le plus lent (Uttar Pradesh).

Graphique 2 Ancienneté des Hautes Cours et durée de l’exécution forcée des contrats

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À partir de ces données, on a pu établir que l’allocation des facteurs de production est bien sujette à une distorsion là où les tribunaux sont lents. On a aussi constaté que les usine situées dans de tels États choisissent de se procurer des intrants intermédiaires homogènes (non spécifiques). Il est également confirmé que les usines dépendant d’intrants spécifiques sont plus intégrées verticalement.

Quelle est l’importance de ces distorsions ?

Afin de quantifier l’impact des retards judiciaires sur la productivité globale, un modèle a été élaboré dans lequel les producteurs des entreprises sont amenés à choisir le degré d’intégration verticale de la production et/ou leurs fournisseurs. En comparant les prédictions du modèle à la réalité, on a pu estimer l’importance des distorsions. On a également pu simuler la productivité globale dans un scénario où la congestion des tribunaux serait réduite au niveau de celle de l’État le moins encombré. Il en ressort que les gains de productivité dans les États dans lesquels les tribunaux sont les plus encombrés seraient d’environ 7 % et au niveau national, elle serait en moyenne d’environ 4 % comme le montre le graphique ci-dessous. Ce dernier fait état des augmentations possibles de la productivité de l’ensemble du secteur manufacturier si l’âge moyen des affaires en attente était fixé à un an (1,00 = aucun changement).

Graphique 3 Augmentations possibles de la productivité globale dans les différents États indiens

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Ces estimations suggèrent que les gains économiques de l’amélioration des systèmes judiciaires seraient significatifs. Cependant, ces estimations ne prennent en compte que la question de la vitesse des tribunaux. Or, il existe d’autres options qui permettent d’augmenter la productivité et le bien-être, en améliorant, par exemple, l’accès au capital et au travail.

L'importance de la justice autour du monde

Un autre article à paraître dans la Review of Economics and Statistics montre que la distorsion des décisions d’approvisionnement et de production ne concerne pas seulement l’Inde, mais se retrouvent dans bien d’autres endroits. Les données existantes[5] indiquent que dans les pays en voie de développement les industries d’un même secteur consomment moins d’intrants spécifiques ou de services que dans les pays développés. Pour autant, il importe de vérifier si cette organisation de la production pourrait s’expliquer par d’autres facteurs que la rapidité des décisions de justice. On peut penser, par exemple, que les pays en développement sont tout simplement confrontés à des coûts plus élevés de production de ces intrants.

Afin de départager ces deux options, je me suis basé sur des données de litiges contractuels entre entreprises aux États-Unis. Ces données me permettent de mesurer l’intensité des problèmes de litiges pour chaque paire d'industries aux États-Unis. Les paires d'industries qui connaissent de nombreux litiges liés aux contrats ont des liens plus faibles dans les pays où les institutions chargées de la mise en application des contrats sont faibles. Un exercice quantitatif révèle que les imperfections contractuelles y sont importantes. En simulant des coûts judiciaires équivalents à ceux qui sont constatés aux États-Unis (environ 14 % de la valeur du dédommagement demandé par le plaignant, selon la Banque Mondiale), certains pays pourraient voir le revenu par habitant augmenter de plusieurs points, comme le montre le graphique ci-dessous.

Graphique 4 - Simulation de l’augmentation du revenu par habitant lorsque les coûts judiciaires des contrats sont fixés au niveau américain

 

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Ces deux articles soulignent l’importance d’institutions contractuelles fonctionnelles et efficaces sur le plan économique. Les causes sous-jacentes des imperfections contractuelles varient d’un pays à l’autre : dans certains pays, comme l’Inde, elles surviennent du fait de tribunaux lents et encombrés tandis qu’ailleurs, c’est le coût de l’exécution judiciaire du contrat qui apparaît prohibitif. Il peut également arriver que les deux problèmes se conjuguent. Dans tous les cas, les réformes à mettre en place doivent cibler les facteurs à corriger. Mais, quelle que soit l’origine des distorsions éliminées, les gains seront considérables et ressentis à la fois par les entreprises et par les consommateurs.

 

[1] “Painfully slow justice over Bhopal”, Financial Times, June 2010 (https://www.ft.com/content/2bc12308-7253-11df-9f82-00144feabdc0)

[2] Johannes Boehm, Ezra Oberfield, “Misallocation in the Market for Inputs: Enforcement and the Organization of Production”, Quarterly Journal of Economics 135(4), November 2020 (https://doi.org/10.1093/qje/qjaa020)

[3] Les données utilisées - couvrant la période de 2000 à 2013 - sont issues de l’enquête annuelle sur les industries (« Annual Survey of Industries »), principale source officielle indienne de statistiques sur le secteur manufacturier formel.

[4] La différence entre les intrants correspond au degré d'intégration verticale des usines. Une usine qui a un choix limité de fournisseurs d’intrants peut décider de les produire elle-même (intégration verticale). Par exemple, une usine qui produit des diamants polis à partir de diamants bruts peut décider d’assurer à la fois la taille et le polissage, alors qu'une autre usine produisant des diamants polis peut se contenter de les polir si elle dispose d’un fournisseur de diamants taillés

[5] Il s'agit de données relatives aux intrants et extrants, lesquelles révèlent ce que les industries consomment dans le processus de production.