Présentation de l’ouvrage « Le pouvoir de la destruction créatrice »

Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel présentent dans cette note leur ouvrage « Le pouvoir de la destruction créatrice », qui a reçu le Prix du livre 2021 de l’AFSE dans la catégorie « Essai ».

La pandémie de Covid-19 se révèle être un moment de redéfinition et de remise en question. Elle conduit à des débats existentiels sur comment penser « l’après » avec, au cœur du sujet, le processus de destruction créatrice - processus par lequel l’innovation détruit les anciennes technologies devenues obsolètes -, et comment orienter ce processus vers une croissance à la fois soutenue et en même temps plus inclusive et plus verte. La crise de la Covid-19 a entraîné des destructions d’emplois et des faillites d’entreprises, mais en même temps elle a ouvert un espace pour de nouvelles activités innovantes. En particulier, elle aura probablement modifié en profondeur le secteur de la distribution, qui continuera à se numériser et s’automatiser, puisque les consommateurs ne perdront pas l’habitude, prise pendant les différents épisodes de confinement, de commander en ligne ou de pratiquer le click-and-collect. Par ailleurs, le confinement nous a fait découvrir certains mérites du télétravail et des téléconférences. Nous nous sommes également initiés à la pratique des téléconsultations médicales.

Au cœur du processus de croissance par destruction créatrice réside une contradiction : d’un côté c’est la perspective de rentes qui motive l’innovation ; de l’autre, les innovateurs d’hier sont tentés d’utiliser ces rentes pour faire barrage à la destruction créatrice d’aujourd’hui, et donc à de nouvelles innovations qui rendraient leurs propres productions obsolètes.

Tout en vantant les mérites de la destruction créatrice comme force motrice de la croissance, Schumpeter lui-même se montrait pessimiste sur l’avenir du capitalisme : il anticipait que les innovateurs d’hier se transformeraient en gros conglomérats, avec comme conséquence inéluctable la disparition de l’entrepreneur et le triomphe de la bureaucratie et des intérêts acquis. Au contraire, nous prônons dans ce livre un « optimiste de combat », en montrant comment le pessimisme de Schumpeter peut être conjuré par le triangle entre entreprises, État, et société civile.

En utilisant le prisme de la destruction créatrice, ce livre cherche à la fois à résoudre quelques grandes énigmes de l’histoire de la croissance, à remettre en cause plusieurs idées reçues sur la manière de rendre la croissance plus verte et plus inclusive, et enfin à repenser le capitalisme en tenant compte des faiblesses que celui-ci a révélé dans différents pays lors de cette pandémie.

En premier lieu, notre livre offre une plongée dans l’histoire de la croissance et ses grandes énigmes à travers le prisme de la destruction créatrice. Celui-ci permet en effet d’expliquer pourquoi le décollage industriel n’a eu lieu qu’en 1820 et en Europe, alors que de multiples inventions s’étaient produites depuis fort longtemps dans d’autres parties du monde, notamment en Chine. Le paradigme de la destruction créatrice permet également de comprendre pourquoi les vagues technologiques se produisent et se diffusent avec retard, et pourquoi aucune grande révolution technologique jusqu’à présent n’a conduit au chômage de masse que certains anticipaient. Le paradigme offre également un nouvel éclairage sur l’énigme de la stagnation séculaire - c’est-à-dire sur le déclin de la croissance américaine malgré la révolution des technologies de l’information et de la communication et celle de l’intelligence artificielle - ou encore sur l’évolution des inégalités ou la désindustrialisation.

En second lieu, ce livre tente de déconstruire un certain nombre d’idées reçues, notamment sur le lien entre automatisation et emploi – pourquoi l’automatisation finit par créer plus d’emplois qu’elle n’en détruit –, sur les raisons pour lesquelles certains pays émergents s’arrêtent en chemin et ne parviennent pas à rejoindre le club des pays développés, sur les mérites comparés de l’innovation et des politiques protectionnistes pour faire face à la mondialisation, sur l’outil fiscal comme seul levier pour rendre la croissance plus inclusive, ou sur les leviers d’une politique d’innovation verte par opposition à une politique de « décroissance ».

Enfin, notre ouvrage fournit un guide pour repenser le capitalisme. Une économie de l’innovation et de la destruction créatrice a besoin à la fois du marché, c’est à dire des entrepreneurs et de la concurrence ; de l’Etat investisseur et assureur ; et de la société civile qui est la garante de la séparation des pouvoirs et du contrôle de l’exécutif. C’est ce triangle qui permet de conjurer la prédiction pessimiste de Schumpeter, et d’atteindre l’objectif d’une croissance à la fois forte, inclusive, et verte ; en un mot ce triangle est au cœur d’un capitalisme renouvelé.

En particulier la crise de la Covid-19 a agi comme un « révélateur » de maux profonds qui affectent le capitalisme tel qu’il est pratiqué dans différents pays. Aux Etats-Unis, cette crise a mis en lumière la faillite d’un modèle social qui n’est pas capable d’assurer les individus contre les grands chocs macroéconomiques. La crise de la Covid-19 a détruit beaucoup d’emplois ; or la couverture santé et le revenu individuel aux Etats-Unis sont tous deux inextricablement liés à l’emploi. Par conséquent, la fraction de la population américaine sans couverture santé ou à risque de tomber dans la pauvreté, a fortement augmenté avec cette crise.

En Europe, la crise a révélé l’inadéquation de l’écosystème d’innovation, notamment en matière de financement des start-ups et des entreprises innovantes. En France, la crise a montré « la vulnérabilité d’une économie qui est allée trop loin dans la délocalisation de ses chaînes de valeur, y compris dans les secteurs stratégiques comme la santé ; elle a également fait apparaître les limites d’un Etat trop centralisé, trop bureaucratique, et qui ne faisait pas assez confiance à la société civile et à aux territoires ».

Dans ce livre, nous défendons l’idée qu’il est préférable de réguler le capitalisme plutôt que de l’abolir. Les Etats-Unis offrent un modèle de capitalisme qui favorise l’innovation, mais ne protège pas les individus, que ce soit contre les chocs macroéconomiques ou contre le risque individuel de perdre son emploi. Par contraste, en Europe occidentale, le capitalisme est beaucoup plus protecteur, mais moins innovant, qu’aux Etats-Unis.

L’Europe est-elle contrainte de renoncer à la protection sociale si elle souhaite devenir plus innovante ? Nous démontrons que ce n’est pas le cas. En particulier, dans les années 1990, les pays scandinaves ont procédé à des réformes structurelles pour stimuler l’innovation : baisse de la fiscalité sur le capital, adoption de la flexisécurité, … Ces réformes ont favorisé l’innovation sans remettre en cause le modèle social. En particulier la flexisécurité danoise a renforcé la protection sociale en même temps qu’elle a stimulé le processus de destruction créatrice.  De même, élargir l’accès à une éducation de bonne qualité stimule la croissance tout en rendant celle-ci plus inclusive car elle permet à davantage d’individus de participer au processus d’innovation et plus généralement au progrès technique. Ces considérations suggèrent la possibilité d’un capitalisme qui conjugue les bons côtés des modèles américains et européens, qui soit aussi innovant qu’aux Etats-Unis et aussi protecteur qu’au Danemark.

Rien n’est cependant écrit d’avance et à la question « quel est l’avenir du capitalisme ? », nous répondons avec les mots d’Henri Bergson : « L’avenir n’est pas ce qui va nous arriver, mais ce que nous allons faire » ; c’est tout le sens de notre optimisme de combat.