La disparition brutale de Philippe Martin le dimanche 17 décembre 2023 a créé la stupéfaction. Philippe n'était pas seulement un économiste de renommée internationale, reconnu pour sa finesse d’analyse, sa créativité, sa rigueur et son intelligence. Plus que cela, Philippe était une personne d'une grande humanité, bienveillante, à l'écoute, et dont les conseils étaient justes et avisés.
J'ai été impressionné par Philippe, dès notre première rencontre, lorsque, jeune docteur, j’ai assisté à son séminaire de recrutement à l’Université Paris 1. Sa capacité à simplifier et présenter des raisonnements complexes et sophistiqués de manière accessible et intuitive était à la fois remarquable et inspirante. Ce séminaire reste gravé dans ma mémoire.
Parallèlement à son recrutement à Paris 1, Philippe devient chroniqueur à Libération. Ses chroniques, écrites entre 2003 et 2010, se distinguent par leur clarté et leur capacité à rendre des concepts économiques importants accessibles, en lien direct avec l'actualité. J’en étais un avide lecteur et je les intégrais fréquemment dans mes cours pour illustrer la pertinence de l'économie appliquée. Je garde un souvenir vif de sa chronique, au titre subtil, 'Le coût amer du café'. Il y dénonce avec acuité l'hypocrisie des pays développés dans l’industrie agricole, qui consiste à soutenir le commerce équitable– une démarche sans grand coût pour eux, tout en maintenant des subventions à l'exportation nuisibles pour les producteurs des pays en développement. Dans une autre chronique marquante, 'Les dessous du « made in France’, il critique la réaction politique face à la mondialisation, soulignant l’évolution du commerce international en un commerce de tâches plutôt que de biens, et note : « Plus que la libéralisation commerciale, c'est la baisse des coûts de communication au niveau international qui rend délocalisables des tâches qui ne l'étaient pas auparavant, et le protectionnisme tarifaire ne pourrait revenir sur cette nouvelle forme de la mondialisation. »
Ses chroniques ne manquaient jamais de stimuler la réflexion et de provoquer des discussions enrichissantes. Cette passion pour la diffusion des idées économiques l'a naturellement conduit à s’impliquer dans le débat public et la vie politique. Ainsi, en 2017, il participe à l’élaboration du programme présidentiel d’Emmanuel Macron. L’année suivante, fidèle à son courage et à ses convictions, Philippe, en collaboration avec Philippe Aghion et Jean Pisani-Ferry, fustige « l’image d’un pouvoir indifférent à la question sociale ».
Au-delà de son implication active dans le débat public, Philippe bénéficiait d'une renommée internationale en tant que chercheur. Sa carrière académique l'a mené à l'étranger, avec un doctorat soutenu aux États-Unis et un poste de chercheur à la Federal Reserve Bank de New York. Fort de cette expérience, il a diffusé une exigence du très haut niveau au sein de notre communauté, que ce soit à Lille, à Paris 1 ou à Sciences Po. Lors des conférences et séminaires, Philippe posait toujours des questions pertinentes, essayant de comprendre chaque recherche présentée, en offrant des conseils constructifs pour les améliorer. Généreux, il soutenait les plus jeunes en partageant ses fonds de recherche et ses idées.
L’un de ses domaines de recherche privilégié touchait aux questions d’économie internationale et de géographie économique, avec toujours un regard sur l’actualité. Dans un article au titre célèbre
Make Trade Not War, co-écrit avec Thierry Mayer et Mathias Thoenig, il étudie la relation ambiguë entre mondialisation et conflits. Deux pays dont le commerce bilatéral est important ont moins de chances de s'engager dans un conflit bilatéral. Cependant, ils mettent en lumière un paradoxe : l'ouverture commerciale multilatérale augmente le risque de conflit. En effet, lorsque les pays sont plus ouverts au commerce mondial, leur dépendance bilatérale diminue, réduisant ainsi le coût économique d'un conflit régional et rendant la guerre bilatérale plus probable. La mondialisation n’est donc pas toujours un facteur de paix. Cette analyse s'avère particulièrement pertinente dans le contexte actuel, comme le montre l'attaque de la Russie contre l'Ukraine. L'Europe, dépendante de l'énergie russe, favorise le commerce multilatéral de la Russie, réduisant ainsi sa dépendance bilatérale envers l'Ukraine. Cette situation affaiblit les incitations de la Russie à éviter l'escalade d'un différend bilatéral en un conflit militaire.
Enfin, j’aimerais souligner la créativité de Philippe dans l’article Time to Ship During Financial Crises, qui m’a offert le privilège de travailler avec lui, Nicolas Berman et Thierry Mayer. Lors de la crise financière mondiale de 2008, nous avons tous été frappés par l'effondrement du commerce international. S’il n'est pas surprenant que le commerce diminue lorsqu'un pays traverse une récession, l'ampleur de cet effondrement a retenu notre attention et celle des décideurs politiques. Philippe a eu l’intuition brillante que les délais de livraison pouvaient expliquer une partie de cet effondrement. Notre recherche a confirmé que les délais de livraison des marchandises à travers le monde exacerbent l'impact des crises financières sur le commerce. Plus les délais de livraison sont longs, plus l’exportateur doit attendre pour être payé. Or, en période de crise financière, la probabilité de faillite des importateurs augmente, ainsi que le risque de non-paiement. Les exportateurs réagissent à ce risque en augmentant leur prix et en réduisant le volume et la valeur de leurs exportations, et ce d'autant plus que le délai de livraison est long.
Chercheur brillant et dynamique, économiste engagé dans le débat public en sa qualité de président délégué du Conseil d’analyse économique, et collègue dévoué au service de l’intérêt général, Philippe, merci pour tout ce que tu nous as apporté et donné.