Peut-on réguler les plateformes numériques ? Le cas d’Airbnb à Bordeaux

Le développement des plateformes de mise en relation des propriétaires de logement avec des visiteurs de passage dont Airbnb est un exemple emblématique, a entraîné de vives controverses pour les villes les plus touristiques. Les autorités locales cherchent à réguler l’offre, afin de limiter des externalités négatives (spéculation, éviction des populations résidentes, nuisances sonores, etc). Dans ce billet, nous montrons comment la régulation de l’offre Airbnb dans l’agglomération bordelaise a réduit l’offre de nuitées, particulièrement dans les quartiers centraux, avec des effets indirects non désirés ayant découragé les offreurs qui pourtant respectent les règles et l’esprit de l’économie collaborative.

D’un modèle de partage à des externalités non désirées…

Airbnb a été créée en 2012 et, très vite, la société a été emblématique de l’économie collaborative (sharing economy). C’est une plateforme de mise en relation des propriétaires de logement avec des visiteurs de passage, souvent des touristes. Les premiers y ont trouvé un moyen de rentabiliser une chambre ou un logement laissé vacant le temps d’un week-end ou d’une semaine de vacances, quand les seconds y ont vu une solution d’hébergement bon marché et authentique loin des sentiers touristiques habituels et des hôtels.

10 ans après, le constat est beaucoup plus nuancé et si la plateforme a indéniablement accompagné de profonds changements dans la fréquentation et l'expérience touristique des territoires et des métropoles en premier lieu, elle est également à l'origine de nombreuses externalités que les villes ont encore aujourd’hui du mal à maîtriser et à mesurer. En effet, avec l’arrivée d’Airbnb peuvent venir également des augmentations du prix des loyers (Barron et al, 2020), de la spéculation foncière à mesure que des offres pour résidents longue durée sortent du marché locatif pour intégrer celui d’Airbnb. Plus largement, ce sont aussi des effets d’éviction des populations résidentes et des conflits d’usages qui apparaissent, notamment lorsque des quartiers entiers peuvent accueillir un tourisme de masse et parfois festif (Garcia-Lopez et al, 2020).

…qui a conduit à une régulation des territoires concernés

Globalement, les territoires et à commencer par les grandes métropoles touristiques (New York City, Paris, Los Angeles, Amsterdam, Barcelone, etc) qui concentrent une offre excessive de location Airbnb se sont engagés dans une course à la régulation afin de freiner ces effets non désirés sur les dynamiques locales et urbaines. Ces régulations ne sont pas homogènes et chacun cherche le bon design pour freiner sans forcément interdire. En effet, des territoires, souvent plus ruraux ou des villes secondaires, mais aussi des quartiers urbains moins centraux peuvent profiter de la présence d’Airbnb pour relancer une activité économique moribonde. Pour autant, la régulation locale s’oriente le plus souvent vers la limitation de la durée des jours loués ou encore du nombre de personnes reçues, mais aussi parfois par l’obligation de déclaration ou de la présence du propriétaire lors d’une location. Dans certains cas, plus rares, la règle peut aller jusqu’à l'interdiction stricte dans certains quartiers.

La régulation de l’offre Airbnb dans l’agglomération bordelaise

En juillet 2017, la ville a imposé aux propriétaires désirant commencer à louer, comme meublé de courte-durée, leur résidence secondaire ou leur résidence principale plus de 120 jours de s’enregistrer auprès de la mairie et de “compenser” en achetant un autre logement équivalent (précédemment à usage commercial) afin de le remettre sur le marché locatif résidentiel. La cible principale est clairement celle des loueurs professionnels qui font commerce de leur logement exclusivement sur le marché de la location courte durée. Cette règle est effective depuis mars 2018 et impose un coût extrêmement important, voire dissuasif, à qui souhaite convertir sa résidence en meublé de tourisme. De fait, la règle équivaut à une quasi interdiction de la location courte durée par les plateformes numériques.

Le design de recherche

Les travaux de recherche qui évaluent les effets de ces régulations sont encore rares et c’est dans cette perspective que nous avons regardé et mesuré ce que la ville de Bordeaux a récemment mis en place (Robertson et al, 2023). 

Pour ce faire, nous avons eu recours à deux designs empiriques complémentaires. L’objectif est à chaque fois de se demander ce qu’il se serait passé dans Bordeaux si la régulation n’avait pas eu lieu, afin de le comparer à la situation réellement observée suite à la mise en place de la compensation. Dans le premier design, nous mobilisons la méthode des doubles différences afin d’évaluer l’évolution des quartiers bordelais (l’échelle spatiale et homogène retenue est celle de l’IRIS) avant et après la régulation (groupe traitement) à des quartiers comparables appartenant à des villes de la même région mais n’ayant pas subi la régulation (groupe contrôle composé de quartiers de La Rochelle, Anglet et Bayonne).

Dans un deuxième temps et pour s’assurer de la robustesse des résultats nous appliquons la méthode des triples différences en focalisant notre attention sur les quartiers périphériques de la ville. L’hypothèse est la suivante : puisque la régulation s’arrête aux limites de la ville de Bordeaux, les quartiers proches de la limite, mais extérieurs à la ville, ont dû évoluer différemment des quartiers proches de la limite, mais intérieurs à la ville. Afin de nous en assurer, nous comparons l’évolution des différences entre quartiers intérieurs et extérieurs de Bordeaux, à l’évolution des différences entre les quartiers intérieurs et extérieurs des villes qui n’ont pas subi cette régulation (La Rochelle, Bayonne et Anglet). Si les premiers ont évolué différemment des seconds, c’est que quelque chose est venu affecter les différences entre les quartiers intérieurs et extérieurs de la ville de Bordeaux en mars 2018. Les 3 cartes de la figure 1 représentent les logements de location courte durée (Airbnb) concernés à l’intérieur et à l’extérieur des frontières de la ville respectivement à Bordeaux, La Rochelle et Bayonne-Anglet.

 

Figure 1 : listings Airbnb utilisés dans le design des triples différences

Figure 1

 

L’effet direct de la régulation : une baisse de l’offre de nuitées de l’ordre de 40 %

Sur la figure 2, le ratio du nombre d’annonces à l'intérieur de la ville de Bordeaux rapporté au nombre d'annonces à l'extérieur a baissé suite à la régulation, alors que pour les villes du groupe contrôle ce ratio est resté stable. Nous estimons qu’au niveau agrégé sur la période post-régulation, le nombre de nuitées par mois et par quartier a diminué de 322, soit une réduction de 43% du nombre de jours moyen réservés. L’effet est du même ordre lorsqu’on se focalise sur les quartiers périphériques (35%) ce qui suggère que la règle de compensation a eu un effet important sur l’activité des loueurs de meublé courte-durée. C’est particulièrement vrai pour les quartiers centraux et à très forte coloration touristique.

Figure 2 : effet direct de la régulation “territoire contrôle” vs “territoire régulé”

 

L’effet indirect de la régulation : les loueurs « vertueux » ne sont pas favorisés

Pour autant, la régulation n’a pas eu seulement des effets sur les loueurs ciblés. En effet, nous montrons que la réduction d’activité a aussi été constatée chez ceux qui n’étaient pas, a priori, ciblés par la règle de compensation. On aurait même pu s’attendre à ce que les propriétaires de logements qui respectent la loi, voire même l’esprit et l’éthique sous-jacents à l’économie collaborative, soient favorisés. En effet, ceux qui louent uniquement une partie du logement en restant présents auraient pu indirectement profiter de cette régulation, leur offre apparaissant désormais relativement plus attractive, or ce n’est pas ce que nous observons. Ainsi, des propriétaires qui auraient pu profiter d’un complément de revenu et des quartiers qui auraient pu bénéficier d’un apport touristique n’en profitent pas. Au fond, cette baisse constitue un effet non désiré de la régulation mise en place et peut s'expliquer par un problème d’information ou d’explicitation de la règle.

Mais nous observons également que les logements qui étaient présents avant la régulation et qui n’ont pas eu l’obligation de compensation car la règle n’était pas rétroactive, ont vu, quant à eux, leur nombre de nuitées vendues légèrement augmenter. Ce déplacement de l’offre, s’il vient avec des externalités positives (transformation du quartier, apport en revenu, etc) peut aussi produire des externalités négatives (forte rotation touristique, nuisance sonore, incivilités, etc). Ces conséquences n’étaient pas intégrées par le régulateur local.

En conclusion, la régulation de la plateforme Airbnb reste un exercice complexe, et une règle uniforme produit des effets positifs et négatifs. Dans le cas de Bordeaux, l’effet net est bien une baisse des nuitées offertes et particulièrement dans les quartiers centraux où l’offre professionnelle d’appartements est forte, en revanche des effets indirects spatiaux et associés au comportement de location, éthique dirons-nous, sont aussi observés. Dans un contexte mondial et national où les controverses autour d’Airbnb sont nombreuses, nous plaidons pour une régulation intelligente (smart regulation) en tenant compte des caractéristiques géographiques et socio-économiques des territoires concernés.

 

Barron K., Kung E., Proserpio D., 2020, “The effect of home-sharing on house prices and rents: evidence from Airbnb”, SSRN 3006832

Garcia-Lopez MA., Jofre-Monseny J., Martinez-Mazza R., Segu M., 2020, “Do short-term rental platforms affect housing markets? Evidence from Airbnb in Barcelona”, Journal of Urban Economy, 110, https://doi.org/10.1016/j.jue.2020.103278

Robertson C., Dejean S., Suire R., 2023, “Airbnb in the city: assessing short-term regulation in Bordeaux”, Annals of Regional Science, https://doi.org/10.1007/s00168-023-01215-4