Pandémie et couverture des pertes d’exploitation : L’investisseur aux côtés de l’assureur et de l’Etat

Dans la dernière note de blog AFSE, André Schmitt et Sandrine Spaeter reviennent sur la problématique des pertes d’exploitation dues à la pandémie du COVID-19. Ces dernières ont fortement déstabilisé les entreprises, en partie en raison d’absence de prise en charge assurantielle de ces pertes. Le caractère systémique du risque impose une extension des capacités de couverture à travers la titrisation : des obligations Pertes d’Exploitation dues à une Pandémie (obligations PEP) adaptées contribueraient à compléter efficacement l’offre globale de couverture de ce risque.

Face aux énormes pertes d’exploitation enregistrées par les entreprises françaises en 2020 suite aux décisions administratives prises par le gouvernement pour lutter contre la propagation de la pandémie COVID-19, les assureurs ont été pointés du doigt pour ’non-assistance à entreprises en danger’.

Les entreprises ont, en effet, essuyé un refus de prise en charge de leurs pertes d’exploitation (PE) dans la mesure où leurs contrats d’assurance pro incluaient une garantie PE ne pouvant être activée qu’en cas de dommage physique ou éventuellement de fermeture administrative imposée à leur seul établissement. La pandémie n’entrant pas dans ces critères, 93% des contrats pro en France ne la couvraient pas sans équivoque possible (Lustman, 2020) et, par voie de conséquence, aucun provisionnement ’pandémie’ n’avait été constitué par les assureurs privés jusqu’ici.

 

Le recours aux marchés financiers

Toutes les entreprises d’un secteur impacté par les mesures gouvernementales sont sinistrées en même temps, ce qui rend la mutualisation de ces risques très compliquée. Le capital requis pour pouvoir offrir à chacune d’elles une couverture adaptée à leurs pertes est alors bien supérieure aux capacités des assureurs : en 2020, le marché de l’assurance français affichait un peu moins de 114 milliards de primes nettes collectées (ACPR, 2021), tandis que les pertes économiques des entreprises françaises sur cette seule année 2020 s’élèvent à près de 200 milliards d’euros (INSEE, 2021).

Il faut ainsi trouver de nouvelles sources de capital, sans alourdir le bilan des assureurs. Ces levées de capitaux viendraient en complément des centaines de milliards d’euros mobilisées par l’Etat pour couvrir salaires, trésorerie des entreprises et coûts sanitaires de la pandémie.

Des obligations sur catastrophes, permettant de compléter l’assurance privée de risques majeurs, sont cotées depuis les années 90 sur les marchés boursiers. La technique de titrisation d’un risque de catastrophe naturelle permet ainsi à l’émetteur de bénéficier d’un capital si le risque de catastrophe survient (un tremblement de terre, un cyclone).

Ce capital est avancé par le souscripteur qui perçoit des intérêts calculés au regard du risque de perte de son capital qu’il accepte de porter. Si aucune catastrophe ne survient sur la durée du contrat, l’investisseur récupèrera tout le capital. Si une catastrophe survient, le capital immobilisé dans le véhicule de titrisation sera utilisé par l’émetteur, un (ré)assureur ou un état, pour couvrir les pertes des victimes de la catastrophe, et ainsi perdu pour l’investisseur.

La question essentielle qui se pose alors est de savoir quel événement, paramètre ou information déclenchera le non remboursement du capital prêté sans qu’il y ait de discussion quant à la pertinence de ce déclencheur. Concernant le risque de pandémie, nous suggérons un déclencheur qualitatif, qui officialise l’état de pandémie, et un déclencheur quantitatif, qui indique que la valeur des pertes d’exploitation enregistrées par les entreprises a atteint un niveau que les entreprises seules ne peuvent plus supporter (Schmitt et Spaeter, 2022).

 

Des obligations sur pertes d’exploitation

Dans un tel contrat que nous qualifions d’obligation PEP (pour Pertes d’Exploitation dues à une Pandémie), nous soutenons que le premier déclencheur de la libération du capital au bénéfice de l’émetteur de l’obligation doit être l’annonce d’une Urgence de Santé Publique de Portée Internationale (USPPI) faite par l’Organisation Mondiale de la Santé. Cette annonce officialise une situation de diffusion mondiale d’un virus dangereux et n’est pas remise en cause par les pays membres (dans le cadre de la COVID-19, une USPPI a été annoncée par l’OMS le 30 janvier 2020).

Le second déclencheur devra idéalement être constitué d’un niveau minimum de pertes d’exploitation sectorielles modélisées en amont de la signature du contrat lié à l’obligation PEP et en rapport direct avec le nombre de jours de fermeture subi par le secteur concerné. Ainsi, le premier déclencheur minimise le risque que les pertes d’exploitation soient imputables à un autre événement qu’une pandémie. Le second permet une libéralisation rapide du capital au moment où les entreprises en ont besoin dans la mesure où les pertes prises en compte son modélisées ex ante. Il n’est donc pas nécessaire d’attendre l’arrêté des comptes des entreprises en fin d’année pour constater les pertes du secteur, déclencher la libération du capital pour l’assureur et lui permettre d’indemniser les entreprises assurées.

L’attractivité d’obligations PEP pour les investisseurs est assurée pour deux raisons. D’abord les taux d’intérêt servis seront plus importants que ceux des obligations sur catastrophes actuellement échangées sur le marché. Ceci s’explique par le caractère fortement systémique du risque supporté et par le caractère pionner de tels titres.

Par ailleurs, la diversification du portefeuille de l’investisseur reste tout à fait accessible. En particulier, les secteurs de la pharmacie et des biotechnologies sortent gagnants de périodes de pandémie. Il est alors opportun de surpondérer les titres de ces secteurs en tant qu’instruments de diversification. Enfin, rappelons que la chute sans précédent des marchés financiers à la mi-mars était absorbée à la mi-août 2020.

 

Une architecture globale de gestion du risque de pandémie

Ainsi, un système de gestion du risque adapté à un risque majeur tel que celui de la pandémie doit, dans sa partie assurantielle, s’appuyer sur tous les leviers existants : la prévention et la protection en matière sanitaire, largement financée par le budget public, l’auto-protection ou la prise en charge des premières pertes d’exploitation par les entreprises elles-mêmes, l’assurance, la réassurance et la titrisation.

Pour que la première étape, celle de l’auto-protection, soit efficace et accessible pour les petites et moyennes entreprises, il est nécessaire que la fiscalité sur les provisions des entreprises non financières ciblées sur cette activité de précaution pluri-annuelle soit revue.

Le second niveau d’un système de gestion des risques adapté est celui de l’assurance via les contrats pro des entreprises. Ce sont bien les primes accumulées et les réserves des assureurs sur leur activité non-vie qui contriburont à cette première indemnisation des pertes d’exploitation, avec des franchises et des plafonds d’indemnisation différents selon les secteurs.

La titrisation permet ensuite, pour des niveaux plus élevés de pertes et difficilement mutualisables, une couverture complémentaire. Cette titrisation pourra faire l’objet d’émission d’obligations PEP soit en direct par les grandes sociétés d’assurance, soit par leurs réassureurs. De cette manière, la garantie PE sans dommages pourra être réintégrée dans les traités de réassurance, et donc in fine dans les contrats d’assurance pro offerts par les assureurs quelle que soit leur taille.

 

Vers un CATEX augmenté

Afin de contenir le risque d’aléa moral, c’est-à-dire de comportements d’attente par les assureurs privés d’intervention de l’Etat ou, à l’inverse, la volonté d’un Etat de laisser le secteur privé de l’assurance intervenir seul, nous avançons également que les différentes parties impliquées dans ce système de gestion des risques doivent intervenir sur des types différents de risques.

Précisément, l’assureur privé, ses réassureurs et le marché de la titrisation sont légitimes pour, et doivent, intervenir sur la couverture des pertes d’exploitation des entreprises. Il s’agit ici de couvrir la perte de marge brute des entreprises, en retirant les salaires. L’Etat doit continuer à couvrir les salaires comme il l’a fait en France en 2020 et en 2021. Il est également l’acteur principal du maintien d’une trésorerie minimale des entreprises et du soutien à l’investissement.

Ainsi, notre proposition diffère du système CATEX proposé à l’automne 2020 par France Assureurs (anc. la Fédération Française de l’Assurance) comme système public/privé de couverture partielle des pertes d’exploitation sans dommages. Elle repose fortement sur l’intégration du marché des obligations sur catastrophes et la construction d’obligations PEP afin de libérer du capital qui puisse abonder les réserves limitées des assureurs et réassureurs.

Ce nouvel acteur, l’investisseur financier, est d’autant plus le bienvenu que la limite de l’exercice de collecte de primes pour un risque supplémentaire intégré dans les contrats pro sera rapidement atteinte pour les PME. Notre proposition fait également apparaître l’équivalent d’une franchise hors contrat. En effet, ce rôle est joué par l’épargne de précaution constituée par les entreprises pour supporter les premières pertes. Enfin, notre système joue sur la complémentarité des assureurs privés et de l’Etat en les faisant intervenir sur des catégories différentes de pertes.

Quant à la question de savoir si un tel système de gestion des risques n’est pas particulièrement coûteux, rappelons que le seul secteur privé de l’assurance a déboursé près de 5 milliards d’euros en 2020 pour soutenir l’économie et compenser certaines entreprises de leurs pertes, alors que seulement 3% des contrats pro contenaient une clause explicite de paiement des pertes sans dommage. Et les décisions de justice récentes alourdissent encore la facture.

 

ACPR (2021). Statistiques du marché français : Les chiffres du marché français de la banque et de l’assurance 2020. Publié le 12/10/2021, https://acpr.banque-france.fr/les-chiffres-du-marchefrancais-de-la-banque-et-de-lassurance-2020

INSEE (2021). Les entreprises en France. Edition 2021 de l’INSEE, 188 pages.

Lustman, F. (2020). Crise sanitaire : "L’alourdissement de la charge des sinistres est de 2 milliards d’euros pour le secteur de l’assurance". La Correspondance Economique, 26 Novembre 2020.

Schmitt, A. and S. Spaeter (2022). Providing pandemic business interruption coverage with double trigger cat bonds. Document de travail 2022-05 du BETA, Université de Strasbourg.

Spaeter, S. (2021). How to reconcile pandemic business interruption risk with insurance coverage.

Document de travail 2021-18 du BETA, Université de Strasbourg.