Loger chez l’habitant ou déloger l’habitant ?

Lauréate du Prix de thèse d’économie 2021 de l’AFSE (conjointement avec Thomas Douenne), Mariona Segú présente dans ce billet les résultats de ses recherches menées sous la direction de Gabrielle Fack et Miren Lafourcade à l’Université de Paris Saclay (laboratoire RITM). Le chapitre présenté s’intéresse en particulier à l’impact de l’émergence des plateformes numériques de location telles qu’Airbnb sur le marché du logement à Barcelone. L'activité d'Airbnb implique, en moyenne, une augmentation des loyers de 1,9%, ainsi qu’une hausse des prix de vente réalisés et proposés de 5,2% pour les premiers et 3,7% pour les seconds. Dans les zones où l'activité d'Airbnb est la plus élevée, l'augmentation moyenne des loyers et des prix d'achat directement imputable à Airbnb est de 7 % pour les premiers et de 14 % pour les seconds. Enfin, l’augmentation des prix des logements et des loyers à la suite de l’arrivée d’Airbnb a pu entraîner le déplacement des populations locales.

L’industrie de la location touristique à courte durée s’est fortement développée ces dernières années grâce à l’arrivée de plateformes numériques ayant permis d’améliorer fortement le processus d’appariement entre l’offre et la demande dans ce secteur. Les plateformes telles qu’Airbnb, permettent de mettre en contact des propriétaires qui souhaitent louer leur logement pour de courtes périodes avec des clients potentiels, pour la plupart des touristes, d’une façon rapide, flexible et sécurisée. Cette nouvelle forme de location de logements a gagné de l’ampleur très rapidement, et bien que le choc produit par la pandémie de CoViD-19 ait drastiquement stoppé le marché pendant quelques mois, le secteur a depuis repris à bon rythme.

L’expansion du marché de location saisonnières a provoqué la rencontre de deux secteurs économiques traditionnellement indépendants : l’industrie du tourisme et le marché du logement. La conséquence majeure est que le parc de logements doit désormais à la fois satisfaire la demande déjà existante (les résidents) et une demande supplémentaire (les touristes). Le chapitre de ma thèse présenté dans ce billet est issu d’un article, co-écrit avec Jordi Jofre-Monseny, Rodrigo Martínez-Mazza et Miquel-Àngel Garcia-López et publié au Journal of Urban Economics. Il s’interroge sur les conséquences de cette nouvelle demande sur le marché du logement dans une ville fortement touristique comme Barcelone.

Des effets contradictoires selon la théorie économique

Les effets théoriques de l’arrivée de plateformes de location touristique sur le marché du logement sont a priori ambigus. D’un côté, la technologie mise à disposition par ces plateformes représente une amélioration de l’efficacité dans un marché où les biens ne sont pas pleinement utilisés. En effet, les logements qui restent vides pendant les périodes de vacances représentent des pertes d’efficacité qui pourraient être réduites par le biais des locations saisonnières. En outre, cette nouvelle opportunité peut permettre aux propriétaires d’obtenir une source de revenus supplémentaires tout en facilitant une répartition géographique plus équilibrée du tourisme au sein de la ville.

Toutefois, si les propriétaires non-occupants basculent de façon permanente vers la location saisonnière pour les touristes, cette dernière générant des revenus supérieurs à la location de longue durée, l’offre de logements de longue durée se réduit, ce qui peut entraîner une hausse des prix des logements et des loyers. Par ailleurs, la coexistence de touristes et de résidents au sein d’un même bâtiment peut faire apparaître des externalités négatives liées aux modes de vie distincts de ces deux populations. Par exemple, les locations de courte durée peuvent entraîner des nuisances sonores, des comportements incivils, un non-respect des règles de copropriété, qui réduisent le bien-être des locataires de long terme, sans que ces derniers ne soient dédommagés pour cette perte. Si ces externalités sont suffisamment fortes, elles peuvent avoir un effet négatif sur les loyers, et en conséquence, entraîner une baisse de la valeur présente du logement, mesurée comme la somme actualisée des revenus engendrés par la location. Déterminer lequel des deux effets prédomine empiriquement devient dès lors une question de première importance.

Un impact négatif sur les prix du logement et les loyers

Même s’il s’agit d’un sujet assez récent, plusieurs recherches ont été menées pour tenter d’identifier le lien causal existant entre l’arrivée des plateformes de location à courte durée et le marché du logement. Si la plupart des articles analysent la question dans le contexte des États-Unis (Barron et al., 2020; Horn et Merante, 2017; Koster et al., 2021), d’autres articles se sont concentrés sur des villes européennes très touristiques comme Barcelone (l’article dont il est rendu compte ici) et Berlin (Duso et al., 2020). Tous les articles empiriques sur la question concluent à l’existence d’un effet inflationniste des plateformes de location saisonnière sur les prix de l’immobilier et les loyers.

Dans notre article Garcia-López et al. (2020), nous étudions le cas de Barcelone afin d’identifier l'impact qu'Airbnb a eu sur les prix de vente et les loyers. Dans cette étude, nous combinons des données sur Airbnb, obtenues par le biais du site web InsideAirbnb, avec des données du portail immobilier en ligne l'Idealista ainsi que des données de l'administration fiscale catalane issues de l'imposition des transactions immobilières, qui contiennent des informations précises sur les caractéristiques des biens proposés et vendus. La période d'analyse s'étend de 2009 à 2017. L'utilisation d'une dimension temporelle étendue qui inclut une période sans activité d’Airbnb est essentielle pour pouvoir déterminer un effet causal.

Pour visualiser l’évolution de l’activité Airbnb ainsi que des variables du marché du logement, nous avons divisé les 233 petits quartiers de la ville entre ceux avec une forte densité de logements Airbnb (quartiers dans le décile supérieur) et les autres. Ensuite, nous représentons dans le graphique suivant les séries de prix moyens bruts (figure b et c) et de loyers (figure a) ainsi que notre mesure de l'activité d'Airbnb (figure d). Les niveaux des loyers et des prix sont plus élevés dans les quartiers où l'activité Airbnb est plus importante. Alors que les séries pour la période antérieure à 2012 suivent des dynamiques proches, les écarts entre les loyers et les prix semblent se creuser avec l'expansion d'Airbnb à partir de 2013, en particulier pour les loyers et les prix de transactions, où la divergence est plus marquée. Dans les trois premières figures, la différence entre les deux groupes est statistiquement significative en fin de période, alors que ce n'est pas le cas pour les premières années. Enfin, on observe aussi que le nombre de logements Airbnb a augmenté de façon exponentielle dans les zones à fort taux d'Airbnb, et plus modestement ailleurs, reflétant le fait qu'Airbnb est fortement concentré dans des certaines zones.

Nous employons plusieurs stratégies économétriques nous permettant de distinguer l’effet propre d’Airbnb des autres facteurs. Nous prenons notamment en compte le fait que certains quartiers où Airbnb s'est développé le plus intensément connaissent des changements sociodémographiques (gentrification) en dehors d'Airbnb qui ont également un impact sur le marché du logement. Par exemple, des quartiers du centre de Barcelone ont connu des processus de régénération urbaine en même temps que l'arrivée d'Airbnb. Ainsi, nous prenons soin de contrôler par les dynamiques propres à chaque petit quartier de la ville afin d’être en mesure d’isoler ces dernières de l’impact de l’arrivée d’Airbnb.

Nous identifions un impact causal de l'activité d'Airbnb qui implique, en moyenne, une augmentation des loyers de 1,9%, ainsi qu’une hausse des prix de vente réalisés et proposés de 5,2% pour les premiers et 3,7% pour les seconds. Néanmoins, si Airbnb est actuellement présent dans toute la ville, son activité est fortement concentrée dans certaines zones. La majorité des logements Airbnb sont situés dans le centre-ville, notamment autour de Ciutat Vella où le nombre moyen de logements actifs en 2016 était de 200, alors que le nombre moyen au sein de la ville était de 54. Nos estimations impliquent que, dans les zones où l'activité d'Airbnb est la plus élevée, l'augmentation moyenne des loyers et des prix d'achat directement imputable à Airbnb était de 7 % pour les premiers et de 14 % pour les seconds.

Enfin, nous analysons également les effets de l’arrivée d’Airbnb sur les ménages résidant dans les quartiers centraux. Nos résultats soulignent que la forte densité d’activité d’Airbnb réduit non seulement la population locale et la taille moyenne des ménages mais aussi le nombre de ménages. Ceci suggère que l’effet identifié est indépendant des possibles effets de gentrification. En effet, si un processus de gentrification peut réduire la population et la taille des ménages (les nouveaux ménages entrants étant plus riches et ayant une taille moyenne plus faible), il ne devrait pas réduire le nombre de ménages dans le quartier. Au contraire, les processus de gentrification revitalisent les quartiers en attirant davantage de ménages. En conclusion, nos résultats suggèrent que l’augmentation des prix des logements et des loyers à la suite de l’arrivée d’Airbnb peut entraîner le déplacement des populations locales.

 

Bibliographie

Barron, K., Kung, E., & Proserpio, D. (2020). The Effect of Home-Sharing on House Prices and Rents : Evidence from Airbnb. Marketing Science, 40(1), 23‑47. https://doi.org/10.1287/mksc.2020.1227

Duso, T., Michelsen, C., Schäfer, M., & Tran, K. D. (2020). Airbnb and Rents : Evidence from Berlin (SSRN Scholarly Paper ID 3676909). Social Science Research Network. https://doi.org/10.2139/ssrn.3676909

Garcia-López, M.-À., Jofre-Monseny, J., Martínez-Mazza, R., & Segú, M. (2020). Do short-term rental platforms affect housing markets? Evidence from Airbnb in Barcelona. Journal of Urban Economics, 119, 103278. https://doi.org/10.1016/j.jue.2020.103278

Horn, K., & Merante, M. (2017). Is home sharing driving up rents? Evidence from Airbnb in Boston. Journal of Housing Economics, 38, 14‑24. https://doi.org/10.1016/j.jhe.2017.08.002

Koster, H. R. A., van Ommeren, J., & Volkhausen, N. (2021). Short-term rentals and the housing market : Quasi-experimental evidence from Airbnb in Los Angeles. Journal of Urban Economics, 103356. https://doi.org/10.1016/j.jue.2021.103356