L’invasion de l’Ukraine a ravivé le sentiment pro-européen

L'invasion de l'Ukraine par la Russie a suscité une réaction rapide et vigoureuse des gouvernements de l'UE. Ce billet présente les résultats d’une enquête auprès d'étudiants européens visant à étudier l'impact de l'invasion sur les attitudes envers l'UE et l'Europe. Les résultats montrent que les attitudes pro-européennes se sont renforcées immédiatement après l'invasion. L’attachement pro-européen des sondés semble relativement plus important au niveau des pays, plutôt que de leur situation personnelle. L'invasion semble avoir rapproché les Européens, en les ralliant autour du drapeau européen.
Nils D. Steiner (post-doctorant, Johannes Gutenberg University Mainz, Allemagne) 
Ruxanda Berlinschi (professeure d’économie, KU Leuven, Belgique) 
Etienne Farvaque (professeur d’économie, Université de Lille, France) 
Jan Fidrmuc (titulaire de la Chaire d’excellence Accueil de talents 2020, Université de Lille, France) 
Philipp Harms (professeur d’économie internationale, Johannes Gutenberg University Mainz, Allemagne)  
Alexander Mihailov (maître de conférences en économie, University of Reading, Royaume Uni) 
Michael Neugart (professeur d’économie publique et de politique économique, Technical University of Darmstadt, Allemagne) 
Piotr Stanek (maître de conférences, Cracow University of Economics, Pologne)

Lorsque la Russie a envahi l'Ukraine le 24 février 2022, son plan d'action supposait que : (i) l'armée ukrainienne n'opposerait pas de résistance efficace ; (ii) les Ukrainiens verraient les russes en libérateurs ; (iii) l’Union européenne (UE) réagirait de façon divisée.

Sur chaque point, la réalité a heureusement démenti les anticipations russes. La réaction de l'UE face à l’agression a été particulièrement remarquable. Mais qu’en est-il du sentiment pro-européen ?

Selon une enquête Eurobaromètre, le soutien à l'UE est à son plus haut niveau depuis 2007 et une majorité de citoyens européens approuve la réponse de l'UE à l'agression russe (Parlement européen, 2022). Cette enquête a été réalisée en avril-mai 2022. Le sentiment pro-européen à cette date a pu être influencé par le choc de l’invasion, mais également par d’autres évènements survenus entre temps: la réaction de l’UE,  la défense ukrainienne, les crimes de guerre commis par les Russes, etc. Mais l’invasion elle-même, indépendamment des évènements qui l’ont suivie, a-t-elle divisé ou au contraire a-t-elle uni les européens ?

Le lien entre guerres et opinions publiques a été étudié et nommé effet "rally around the flag" (par exemple, Mueller, 1970) : le public s'unit derrière les dirigeants nationaux en réponse aux conflits, reflétant un désir d'unité face à une menace extérieure. Gehring (2022) a montré que l'effet de ralliement peut être supranational : l'annexion illégale de la Crimée par la Russie en 2014 a accru le sentiment d'identité européenne et le soutien à l'UE en Estonie et en Lettonie, deux pays partageant une frontière avec la Russie et qui, comme la Crimée, ont d'importantes populations russophones. L'assaut encore plus important lancé contre l'Ukraine le 24 février 2022 a-t-il pu conduire à un ralliement derrière le drapeau de l'UE ?

Dans l’article « Rallying around the EU flag: Russia’s invasion of Ukraine and attitudes toward European integration »,nous utilisons une expérience naturelle pour déterminer comment un groupe particulier d'Européens - les étudiants en université - a réagi à l'invasion russe au lendemain de l'assaut (Steiner et al., 2022). Notre objectif initial était d'évaluer dans quelle mesure les visions du monde et les attitudes des étudiants changent après avoir passé un semestre dans un autre pays. Pour répondre à cette question, nous avons conçu une enquête envoyée à un grand nombre d'étudiants Erasmus dans neuf universités européennes. Le premier tour a été administré en mai-juin 2021, avant que les étudiants ne partent à l'étranger. Le deuxième tour a été envoyé aux mêmes étudiants en février-mars 2022. Trois jours après le lancement du deuxième tour de l’enquête, l'invasion a commencé. Environ la moitié de nos répondants a répondu à ce deuxième tour de l'enquête avant l'invasion, le reste après.

Si la Russie a attaqué après des mois de tensions, peu de gens s'attendaient à une invasion à grande échelle, et le moment de l'attaque était imprévu. C’est aussi le cas pour les personnes interrogées. En outre, elles ont répondu au questionnaire avant ou après le début de l'invasion de façon aléatoire. Cela permet d’isoler l'effet causal de l’événement, et d'évaluer l'impact de la nouvelle de l'invasion sur les attitudes pro-européennes, en utilisant une méthodologie éprouvée (Muñoz et al., 2020).

Que disent les données ? Nous interrogeons les participants sur leurs sentiments à l'égard de l'UE: s'ils se considèrent principalement comme Européens plutôt que comme citoyens de leur pays, dans quelle mesure ils se sentent attachés à l'Europe, s'ils suivent de près la politique européenne, s'ils pensent que leur pays, et eux-mêmes, ont bénéficié de l'adhésion à l'UE, si les États membres de l'UE en difficulté économique devraient recevoir un soutien financier, et s'ils sont d'accord pour que l'intégration européenne soit renforcée.

L’analyse économétrique menée a régressé d’abord les réponses sur une variable prenant la valeur un si la réponse a été soumise le 24 février ou après, et zéro sinon (modèle bivarié). D’autres estimations ont ajouté des contrôles (âge, sexe, et nationalités) pour tenir compte des effets démographiques ou nationaux (modèle intermédiaire). Enfin, l’analyse inclut une tendance temporelle. Cela permet de contrôler l'effet des événements postérieurs à l'invasion : les nouvelles concernant les atrocités commises, les batailles gagnées ou perdues, les sanctions imposées à la Russie, etc. La tendance temporelle permet de tenir compte de la possibilité que les personnes mettant plus de temps à répondre diffèrent systématiquement des autres (modèle complet).

Les résultats sont présentés dans la figure. La plupart des effets estimés sont positifs et statistiquement significatifs : la nouvelle de l'agression russe contre l'Ukraine a augmenté les attitudes pro-européennes. Les résultats sont particulièrement forts dans le modèle complet et les effets sont plus significatifs pour les aspects sociétaux de l'intégration européenne que pour les considérations individuelles. Ainsi, les personnes interrogées après l'invasion étaient plus susceptibles d’estimer que leur pays bénéficie de l'intégration européenne, mais pas qu'elles en bénéficient personnellement. La nouvelle d'un conflit près des frontières de l'UE a donc amené les étudiants à apprécier davantage les avantages collectifs fournis par l'UE.

Pour un sous-échantillon, nous avons pu tenir compte des opinions que les répondants avaient un an plus tôt, lors du premier cycle de l’enquête (mai-juin 2021) : ces résultats dynamiques (différence en différence) donnent le même schéma d'un impact positif de l'invasion sur l’opinion pro-européenne.

Enfin, l'agression russe a aussi eu un impact sur les attitudes concernant l'intégration européenne, mais pas sur les opinions sur la mondialisation, ni sur les évaluations rétrospectives du séjour Erasmus des étudiants.

Ces résultats peuvent-ils être généralisés? Ils sont en effet issus de l’étude d’un échantillon d'étudiants Erasmus, jeunes et susceptibles d'être plus pro-européens que la population générale. Nous pensons cependant que nos résultats constituent une limite inférieure des effets à observer: nos répondants avaient déjà des opinions plutôt favorables sur l'Europe, et la possibilité de renforcer ces opinions était donc limitée. En outre, la majorité d'entre eux provenaient de pays d'Europe occidentale. Si nous avions eu plus de répondants de Pologne et des pays baltes, les effets auraient pu être encore plus forts.

L'agression russe n'a donc pas réussi à semer la discorde entre Européens. Elle a même eu l'effet inverse en ralliant les européens autour du drapeau commun, et en les faisant converger vers les valeurs partagées. Espérons que les autres objectifs du dictateur russe échoueront également.

Figure : Estimations de l'effet "invasion de l'Ukraine". Les variables sont mesurées sur des échelles à cinq points et sont remises à l'échelle pour valoir  entre 0 et 1. Intervalles de confiance à 95 % (épais, gris) et 90 % (fin, noir). Nombre d'observations : entre 865 et 1086 selon la question. Lecture : selon le modèle complet, l’invasion de l’Ukraine a augmenté de 10% l’intérêt pour la politique européenne, et de 8 % la probabilité de se sentir attaché à l’Europe.

 

European Parliament. (2022). European Parliament Eurobarometer: Rallying around the European flag - Democracy as anchor point in times of crisis. Brussels, European Union.

Gehring, K. (2022). Can External Threats Foster a European Union Identity? Evidence from Russia’s Invasion of Ukraine, The Economic Journal 132(644): 1489–1516.

Mueller, J.E. (1970). Presidential Popularity from Truman to Johnson. American Political Science Review 64(1): 18–34.

Muñoz, J., Falcó-Gimeno, A. and Hernández, E. (2020). Unexpected Event during Survey Design: Promise and Pitfalls for Causal Inference, Political Analysis 28(2): 186-206.

Steiner, N.D., Berlinschi, R., Farvaque, E., Fidrmuc, J., Harms, P., Mihailov, A., Neugart, M., and Stanek, P. (2022). Rallying around the EU flag: Russia’s invasion of Ukraine and attitudes toward European integration. Journal of Common Market Studies, vol. 61, n°2, 283-301. https://doi.org/10.1111/jcms.13449.