L’intelligence Artificielle Made in France à la recherche de ses grands groupes industriels

Perçue comme la promesse de machines « intelligentes », l’intelligence artificielle (IA) est annoncée comme la source de bouleversements industriels à la mesure des révolutions majeures du 20ème siècle. Ces enjeux justifient la multiplicité des politiques nationales et l’ampleur des investissements des principaux acteurs de l’IA. A la suite des Etats-Unis, l’ensemble des pays industrialisés et certains pays émergents, ainsi que les géants industriels se sont lancés dans des stratégies offensives annonçant des plans d’investissements considérables. En nous appuyant sur PATSTAT, la base de données unique et exhaustive en matière de brevets, nous présentons ici deux singularités de la France, tirées d’un Policy brief publié sur le site de l’OFCE.

La première singularité française est que sans être un leader mondial de l’innovation incorporant de l’intelligence artificielle, la France montre une activité modérée mais significative dans ce domaine.

Le graphique 1 classe les 10 premiers pays producteurs de brevets. Avec respectivement 30% et 26% des brevets IA, les Etats-Unis et la Chine dominent la production mondiale d’innovations incorporant de l’IA. L’Union Européenne et le Japon représentent tous deux 12%. Ainsi quatre brevets IA sur cinq émanent de ces quatre zones géographiques.  La Corée du Sud représente 6% des brevets IA.  Au sein de l’Union Européenne, l'Allemagne est les pays les plus actifs dans le domaine de l'IA. La France apparait au septième rang mondial, avec 2,4% de la production de brevets IA. Les 10 premiers pays comptabilisent 90%, et les 20 premiers presque 97%.

Si l’on prend en compte la population, la Corée du Sud se singularise en produisant plus de 1000 brevets IA par million d’habitants. Avec environ 800 brevets par million d’habitants, le Japon et les Etats-Unis se distinguent également par leur forte intensité en brevets IA.  Avec 234 brevets par million d’habitants, l’Europe se montre peu active. Mais ceci cache une forte disparité entre pays. Les Pays-Bas (574 brevets par million d’habitants), l’Allemagne (475), mais également la Finlande (748) et la suède (701) se montrent les plus actifs. A l’inverse, l’Italie (72), l’Espagne (69), le Portugal (39), de même que les anciens pays de l’Est, accusent un net retard. Avec 312 brevets par million d’habitants, la France se classe 15ème au niveau mondial, et garde une position médiane dans le monde et en Europe.

Graphique 1. Classement des 10 principaux pays producteurs de brevets IA (1990-2017)

En % du nombre total de brevets

Sources : PATSTAT édition octobre 2020. Calculs des auteurs.

 

Une analyse plus fine révèle que la France est spécialisée en apprentissage automatique, en apprentissage non supervisé, et en modèles graphiques probabilistes, et dans le développement de solutions liées aux sciences médicales, aux domaines des transports et de la sécurité. Cela traduit une chaine de valeur IA en France faiblement intégrée. Cela vient pour l’essentiel d’un manque d’intégration dans les phases de la chaine de l’innovation situées en aval.

La seconde singularité française est relative à la place importante de sa recherche publique qui contraste avec le retard affiché des grands groupes industriels français. 

Le graphique 2 présente les principales organisations privées et publiques productrices de brevets IA.  L’aspect le plus saillant est l’absence de grands groupes français du classement mondial (le premier grand groupe Français, Thalès, se classe 37ème au niveau mondial), conjointement à la présence significative des institutions publiques de recherche. Par exemple, le CNRS se classe 2e avec 891 brevets, le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) et l’Institut Pasteur sont respectivement 4e et 5e, l’INSERM occupe la 7e place, l’INRIA la 8e et l’Institut Curie la 9e place. On compte donc six institutions françaises parmi les dix principaux organismes de recherche européens.  Aussi, la France se distingue par une forte présence de sa recherche publique dans la production d’innovation incorporant de l’IA.

 

Graphique 2. Les acteurs clefs dans le domaine de l’IA

Barres orange : nombre de brevets. Barres bleues : nombre de famille. Le quadrant Nord-Ouest présente les 20 principaux acteurs privés mondiaux. Le quadrant Nord-Est présente les 20 principaux acteurs privés européens. Le quadrant Sud-Ouest présente les 20 principaux acteurs privés français. Le quadrant Sud-Est présente les 20 principaux acteurs publics européens. Sources : PATSTAT édition octobre 2020. Calculs des auteurs.

 

Une analyse des réseaux de collaborations à partir des co-brevets, c’est-à-dire les brevets appartenant à plusieurs organisations, révèle notamment que les réseaux français apparaissent comme étant essentiellement intra-nationaux, et faiblement ouverts à l’international et à la mixité institutionnelle. Ils s’opposent aux autres réseaux d’innovation américains, chinois, japonais ou encore allemands plus ouverts à la mixité institutionnelle et à l’international.

 

Que retenir de ce rapide tour d’horizon ? Au vu de la performance remarquable des institutions françaises de recherche publique, et dans la mesure où l’IA est un domaine basé sur la science, il n’y a pas lieu d’être pessimiste. La base scientifique est avérée. Mais le retard affiché des grands groupes industriels français, relativement aux acteurs majeurs mondiaux, nous laisse perplexes. Nous craignons que la France ne devienne un laboratoire mondial de l’IA, située en amont des activités d’innovation proprement dites, supportant les coûts fixes et irrécouvrables liés à chaque microprojet, sans trouver le relais nécessaire au niveau local. En bref, notre crainte est que l’intelligence artificielle made in France se trouve à terme sans débouché national, et devienne un exportateur technologique net, sans les effets en aval de captation de la valeur ajoutée et de création d’emplois.

 

Voir le Policy brief.