L'impact des sanctions financières sur la Russie (1/2)

Dans cette note de blog en deux parties, Davi Meaille et Erica Perego analysent l’impact des sanctions financières prises à l’encontre de la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Les sanctions en général, et les sanctions financières en particulier, ne sont pas nouvelles en Russie. Quels sont les mécanismes par lesquels les sanctions financières affectent l'économie russe ? Cette première partie dresse l’état des lieux des sanctions affectant la Russie et de ses réactions immédiates.

En 2014, à la suite de l'annexion de la Crimée, des sanctions avaient été imposées à la Russie.  Sur le plan financier, elles comprenaient l'interdiction de commercer avec certaines des plus grandes banques russes contrôlées par l'État, l'interdiction de prêter à cinq grandes banques publiques russes et la suspension des prêts de développement économique préférentiels accordés à la Russie par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD).

 

Nouvelles mesures

En réaction de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, de nombreux pays ont introduit des sanctions financières à l'encontre de la Russie (voir Tableau 1).[1] Alors que des sanctions similaires à celles de 2014 ont été reprises et poursuivies, de nouvelles sanctions ont été ajoutées, en particulier :

  • L'exclusion d'un certain nombre de banques russes de la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (SWIFT) ;
  • Une interdiction des transactions avec les principales banques russes, y compris la Banque centrale de Russie (BCR).

SWIFT est le fournisseur mondial de services de messagerie financière sécurisée pour les banques, qui fonctionne en reliant les banques à l'aide de codes normalisés pour les paiements. Une interdiction signifie que les institutions financières russes visées auront beaucoup plus de mal à effectuer des transferts de fonds et à régler des paiements avec d'autres banques étrangères, car elles n'auront plus accès au format normalisé de SWIFT.

Plus décisive, l'interdiction des transactions agit comme un "gel des ressources financières" puisqu'elle interdit toute forme de prêt et d'achat de titres émis par certaines banques d'État russes, dont la Banque centrale, et par le gouvernement. Plus que de réduire les moyens financiers des acteurs visés, cette mesure empêche la Banque centrale de Russie d'utiliser ses réserves étrangères qui la Russie avait rapidement reconstitué depuis 2014 pour se préparer à soutenir le rouble. Les réserves étrangères sont constituées d'or et de différents actifs (principalement des dettes publiques étrangères) et dépôts libellés dans les principales devises du monde. Lorsque cela s'avère nécessaire, la BCR demande aux banques étrangères de vendre ces actifs et d'en échanger le produit en roubles, ce qui affecte la demande mondiale de cette monnaie. En raison de l'interdiction des transactions, la BCR ne peut pas demander aux banques étrangères d'effectuer ces transactions, gelant de fait les actifs. Selon le dernier rapport de la Banque de Russie[2], environ 14 % des réserves de la BCR sont détenues en Chine, 12 % au Japon, 7 % aux États-Unis, 4 % au Royaume-Uni, 24 % dans la zone euro, 5 % dans des organisations supranationales et 23 % en réserves d'or. En raison du poids des pays qui imposent des sanctions, plus de la moitié des réserves étrangères de la Russie ne sont pas utilisables par la BCR

 

La réaction de la Russie

Au début de la guerre, comme en 2014, le rouble et l'indice boursier russe ont perdu de la valeur en raison des sorties et/ou d'une diminution des entrées de capitaux étrangers, en raison de l'incertitude autour des capacités de production et de remboursement du secteur privé ainsi que de l'État.

Pour contrebalancer ces flux, la Banque centrale dispose normalement de deux outils : utiliser les réserves de change pour soutenir la valeur de la monnaie (en augmentant la demande de roubles et donc sa valeur relative, le taux de change, ce qui rend les investissements en roubles plus attrayants), ou augmenter le taux d'intérêt directeur, ce qui rend plus rentables les investissements tout en compensant le risque plus élevé.

En 2014, la Russie a utilisé ces deux outils pour faire face aux sanctions. Empêchée d'utiliser les réserves de change cette fois-ci, la Russie a réagi en augmentant le taux d'intérêt de 9,5% à 20%, avant de le stabiliser récemment à 17%[3], atteignant ainsi initialement un niveau record dépassant celui de 17% de 2014.

En outre, la Russie a réagi en imposant certaines formes de contrôle des capitaux.

La banque centrale et le ministère des finances ont ordonné aux entreprises exportatrices de vendre 80 % de leurs recettes en devises[4] sur le marché en échange de roubles[5]; la banque centrale a temporairement interdit aux courtiers russes de vendre des titres détenus par des étrangers ; et le président Poutine a ordonné l'interdiction des prêts en devises et des transferts bancaires des résidents russes vers l'extérieur de la Russie. Ces mesures visent à réduire les sorties de capitaux, les premières soutenant en outre la demande et la valeur du rouble. Bien que les réserves de change ne soient pas utilisables, le fait que les sanctions ne concernent pas les secteurs du pétrole et du gaz permet à la Russie de recevoir chaque jour 1,5 milliard de dollars en espèces[6]. Comme 80 % de ces recettes doivent être converties en roubles, cela soutient la demande de roubles et crée de nouvelles réserves chaque jour. En outre, le 31 mars, le président Poutine a signé un décret exigeant que les acheteurs de gaz russe provenant de pays "inamicaux" paient directement en roubles.

Dans le même temps, les échanges d'actions et de produits dérivés à la bourse de Moscou ont été suspendus pour éviter que l'indice de référence MOEX (principale référence libellée en roubles du marché boursier russe) ne s'effondre davantage que la baisse de 33 % de sa valeur le jour où la Russie a déclenché la guerre avec l'Ukraine. En 2014, une telle mesure n'avait pas été nécessaire.

Ces mesures n'ont toutefois pas suffi à empêcher le rouble de se déprécier fortement, dans un premier temps, par rapport au dollar américain. Cette dépréciation a pu sembler légère, mais elle devient plus importante dès que l’on prend en considération la variation du prix du pétrole, car en temps normal, une augmentation du prix du pétrole tend à s’accompagner d’une appréciation du rouble (figure 1). En 2014, la perte de valeur du pétrole avait été déterminante dans la chute du taux d’échange et dans l’impact négatif sur l’économie russe. Aujourd’hui, le rouble a presque retrouvé son niveau d'avant crise, en partie grâce aux mesures de contrôle des capitaux et au prix élevé du pétrole. En effet, un prix de pétrole élevé permet à la Russie de soutenir la valeur du taux d’échange et d’avoir des entrées monétaires stables et importantes (le pétrole représente la majorité de ses recettes fédérales et de ses exportations).

 

Figure 1 : Taux de change USD-rouble (axe de droite) et prix du pétrole (axe de gauche)

Source : Données BCR pour le taux de change et de ladministration américaine de linformation sur l’énergie (EIA) pour le pétrole.  Les barres en gris font référence à l'annexion de la Crimée (2014-2015) et à la guerre en Ukraine (2022-).

 

 

 

Tableau 1 : Sanctions Financière en Russie, comparaison 2014-2022

Annexation de la Crimée - 2014

                                   Guerre en Ukraine - 2022                                  

Sanctions financières

  • Restriction de l'accès aux financements extérieurs :
  • Interdiction de prêts à cinq grandes banques d'État russes
  • Suspension des prêts préférentiels de développement économique accordés à la Russie par la BERD
  • Interdiction de négocier des obligations et des actions et de fournir des services de courtage connexes pour les produits dont la période d'échéance dépasse 90 et 30 jours (septembre 2014) avec certaines des plus grandes banques russes contrôlées par l'État (dont Sberbank et Gazprombank), trois (cinq dans le cas des États-Unis) sociétés énergétiques russes (dont Rosneft, mais pas Gazprom dans le cas de l'UE) et trois sociétés de défense russes
  • Restriction de l'accès aux financements extérieurs :
  • Interdiction sectorielle du financement de la Fédération de Russie, de son gouvernement et de sa banque centrale.
  • Interdiction d'investir dans des projets cofinancés par le Fonds russe d'investissement direct, d'y participer ou d'y contribuer de toute autre manière.
  • Interdiction de vendre, de fournir, de transférer ou d'exporter des billets en euros à destination ou en provenance de la Russie ou de personnes physiques, morales ou entités en Russie
  • Interdiction des transactions avec la BCR, avec la Sberbank par les États-Unis et avec plusieurs autres banques par l'Australie et limitations par le Japon.
  • Les programmes d'aide de la Banque mondiale sont suspendus en Russie et au Belarus.
  • Les agences de crédit à l'exportation des États-Unis, du Royaume-Uni et du Canada retirent tout nouveau soutien financier à l'exportation pour la Russie.

 

  • Gel des actifs des institutions bancaires, y compris les réserves étrangères de la BCR :
  • Principalement UE, Royaume-Uni, États-Unis, Canada de la BCR
  • Principalement US, RU, UE, Japon pour les autres banques (dont Okritie, Sovcom, Novikom, VTB, IS Bank, General Bank, Black Sea Bank, Promsvyazbank, Rossiya Bank, VEB)
  • Pour rendre impossible la liquidation des actifs de la BCR.

 

  • Exclusion de plusieurs banques russes du réseau SWIFT :
  • VTB Bank, Bank Otkritie, Novikombank, Promsvyazbank, Rossiya Bank et Sovcombank, ainsi que VEB, la banque de développement de la Russie
  • par l'UE, les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud, la Suisse, Monaco, Taïwan
  • vise à réduire la réalisation de transactions interbancaires avec les banques russes (et biélorusses) : les entreprises ont plus de mal à effectuer et à recevoir des paiements

 

 

[1] L'Union européenne, les États-Unis et le Royaume-Uni ont pris les mesures les plus fortes sur ces deux aspects. D'autres pays, comme la Suisse et le Canada, ont interdit les transactions avec des banques russes et la banque centrale ; le Japon, la Corée du Sud, Monaco et Taïwan ont repris à leur compte le blocage de l'accès des banques russes au système de paiement international SWIFT.

[2] Banque de Russie, Rapport annuel pour 2020, avril 2021. 

[3] La BCR a baissé le taux directeur à 17% le 08/04 suite à la stabilisation des risques pour la stabilité financière grâce aux mesures de contrôle des capitaux adoptées et dans lintention de soutenir l’économie interne.

[4] Les recettes étrangères sont le produit de l'exportation de biens et de services et le rendement des investissements étrangers, libellés dans une devise étrangère.

[5] En 2014, les entreprises tournées vers l'exportation ont été "encouragées" à échanger leurs devises contre des roubles fournis par la banque centrale.

[6] Selon VoxTalks du prof. Garicano du 5 mars 2022, l'Europe seule fournit 700 millions d'euros par jour pour le gaz, et 285 millions de dollars par jours (Fédération européenne pour le transport et l'environnement) pour le pétrole. Voir aussi la discussion VoxEU (22 mars) de Chaney, Gollier, Philippon et Portes sur la façon dont la Russie surmonte les sanctions financières grâce aux ventes de combustibles fossiles.