Les licenciements économiques détériorent aussi la santé mentale des salariés qui restent dans l’entreprise

Dans quelle mesure les destructions d’emploi ont-elles des répercussions sur la santé des individus ? Les effets délétères de ces destructions sur la santé de ceux qui perdent leur emploi est bien documentée. On sait en revanche peu de choses de l’effet des licenciements économiques sur la santé des salariés restant en entreprise après les licenciements. Ce billet présente les résultats de notre recherche menée sur données françaises, qui montrent que les plans de licenciements détériorent la santé mentale, mesurée par la consommation de médicaments psychotropes, des salariés survivants à un plan de licenciement dans l’entreprise.

La Grande Récession et la pandémie de COVID-19 ont provoqué la destruction d’un grand nombre d’emplois. L’innovation liée à l’intelligence artificielle, qui générerait des gains de productivité élevés au cours des prochaines années, pourrait entraîner avec elle des destructions d’emploi importantes susceptibles de toucher tous les secteurs et beaucoup de métiers, qualifiés ou non qualifiés, y compris les occupations les mieux rémunérées. Au-delà de la question des conséquences sur l’emploi des individus, il est également essentiel de savoir comment et dans quelle mesure les pertes d’emploi affectent la santé des individus. Les destructions d'emploi peuvent avoir des effets négatifs sur la santé de ceux qui perdent leur emploi mais aussi sur la santé de ceux qui survivent aux licenciements [1]. Les travailleurs restant en entreprise après un licenciement économique peuvent craindre d'être licenciés en raison des performances économiques de l’entreprise qui laissent présager des risques de licenciements futurs. Ils peuvent être affectés par une diminution de leur autonomie de travail, pâtir d’une charge de travail accrue, d’une moindre coopération au travail et d’une perte de liens sociaux. Ils peuvent également être affectés par un sentiment de culpabilité et un engagement moindre au travail. Ces « effets indésirables » peuvent induire une détérioration de leur santé mentale et de leur productivité. 

Alors que de nombreuses études ont estimé l’effet de la perte d’emploi sur la santé des travailleurs qui perdent leur emploi, on sait peu de choses de l’effet des licenciements économiques sur la santé mentale des salariés restant en entreprise. Celui-ci constitue toutefois potentiellement une part importante du coût social des pertes d’emplois. Nous rendons compte ici des résultats d'une recherche sur données françaises dont l’objectif est d’étudier l’effet des licenciements économiques sur la santé mentale des salariés permanents non licenciés restant dans l’entreprise [2]. 

Dans le cas français, le marché du travail présente une forte dualité entre insiders et outsiders [3]. Les insiders sont les individus dont l’emploi se caractérise par un degré élevé de protection, représentés dans notre étude par les salariés permanents, ayant un contrat de travail à durée indéterminée (CDI), et les outsiders sont ceux dont l'accès à l'emploi permanent est limité. Les licenciements économiques peuvent représenter un choc négatif important sur l’emploi des insiders. Ces licenciements les exposent en effet à un risque de sortie de ce segment d’emploi protégé et donc à un risque de perte durable de sécurité de l’emploi. Pour rester dans ce segment, les insiders peuvent être amenés à accepter des conditions de travail plus difficiles entraînant une dégradation de leur santé mentale.

Une approche empirique à partir de données d’enquête couplées avec des données administratives de santé

Nous utilisons l'Enquête Santé et Protection Sociale 2012 couplée aux données de l'assurance maladie sur la période 2010-2014. L'enquête a été menée auprès d'un échantillon d’assurés du régime général de l'Assurance maladie. Les données administratives nous permettent de suivre leur consommation de médicaments psychotropes prescrits, incluant les prescriptions d’anxiolytiques et d’antidépresseurs. 

Les plans de licenciement sont utilisés par les entreprises du secteur privé pour se séparer d'un grand nombre de salariés en CDI sur une courte période en raison de difficultés économiques. Nous étudions la consommation de médicaments psychotropes des salariés en CDI avant et après la mise en place d’un plan de licenciements économiques dans l’établissement.  Outre ces consommations, nous nous appuyons sur un indicateur complémentaire, le Mental Health Index, représentant l’état de santé mentale subjective de l’individu, déclaré au moment de l’enquête. Nous considérons deux groupes : les salariés en CDI qui déclarent un plan de licenciement économique récent dans leur établissement et ceux qui ne déclarent aucun plan de licenciement économique. Par comparaison au groupe ne déclarant pas de licenciements, les salariés qui déclarent un plan de licenciement ont en moyenne un niveau d’études plus élevé et sont plus souvent cadres ; une partie d’entre eux a pu avoir été amenée à procéder aux licenciements des salariés.  Les différences entre ces groupes peuvent refléter le caractère sélectif des licenciements selon des critères corrélés au statut socioéconomique, liés à la catégorie professionnelle ou au niveau d’études, des critères d’âge et de compétences. Afin de corriger nos estimations de biais potentiels liés aux différences entre les groupes, nous utilisons une méthode de différence de différences corrigeant des effets individuels constants dans le temps et un appariement exact corrigeant de différences observables pré-déterminées.

 

Les licenciements économiques ont un effet négatif sur la santé mentale des salariés restant.

Nous comparons les tendances de consommation de médicaments psychotropes entre les deux groupes. Les estimations montrent des tendances comparables entre les deux groupes lors de l’année qui précède la vague de licenciement. Puis elles indiquent une augmentation significative de consommation pour les salariés survivants, par rapport au groupe témoin ne déclarant pas de plan de licenciement. Cet effet estimé perdure au cours de l’année qui suit les licenciements, En plus de cet effet sur les consommations prescrites, les estimations suggèrent un effet négatif des licenciements économiques sur la santé mentale subjective des salariés survivants. 

L’effet des licenciements sur la consommation de médicaments psychotropes apparaît plus élevé pour les salariés appartenant aux groupes socio-économiques les plus bas par comparaison à l’effet mesuré pour ceux appartenant aux groupes socio-économiques plus élevés. Ce gradient social suggère une moindre résilience des salariés appartenant aux groupes socio-économiques plus bas face aux destructions d’emploi.

 

Les licenciements économiques affectent la santé mentale, mais dans une moindre ampleur que d’autres événements adverses

Les résultats montrent que l'effet estimé des licenciements économiques sur la santé mentale est important. Il apparaît cependant de moindre ampleur par rapport aux effets potentiels d'autres événements vécus reportés par les individus. Nous mesurons une corrélation significative entre, d’une part, la consommation de médicaments psychotropes et, d’autre part, le fait d’avoir été confronté au cours de sa vie à des difficultés financières sans avoir pu faire face à ces difficultés. La consommation de médicaments psychotropes est aussi significativement associée aux expériences d’isolement durable vécus au cours de la vie, y compris durant l’enfance, suite à des évènements marquants subis par les individus (un changement de pays, un conflit grave ou encore une incarcération). Nos résultats suggèrent que les effets de ces autres évènements adverses sur la santé mentale sont plus forts que l’effet des licenciements économiques. 

 

En conclusion

Notre travail contribue à la littérature sur les liens entre les pertes d’emploi et la santé en mettant en lumière l’effet des licenciements économiques sur la santé mentale des salariés permanents restants dans l’entreprise. Notre étude est la première à examiner cette question pour le cas de la France dans le contexte de la Grande Récession. Ces constats s’observent après le choc économique de 2008, à une époque où les taux de chômage étaient durablement élevés en France. Les effets estimés des licenciements économiques sur la santé mentale sont susceptibles d’être accentués par ce contexte de crise.

D’un point de vue politique, des mesures visant à faciliter la mobilité professionnelle seraient efficaces pour réduire les effets néfastes des licenciements économiques sur la santé mentale des salariés. En outre, il est important de mener d’autres recherches empiriques s’appuyant sur des données provenant de différents pays et de différentes périodes, et explorant les situations individuelles, pour approfondir les connaissances sur les effets des destructions d’emploi sur la santé et ouvrir la voie à la réalisation d’analyses comparatives entre différents contextes. 

 

Ce billet s’appuie sur une recherche ayant bénéficié d’un financement de l’ANR (ANR-19-CE26-0017) et du CEPREMAP.

Références bibliographiques

[1] Clark A., Knabe A., Rätzel S. [2010], Boon or bane? Others' unemployment, well-being and job insecurity, Labour Economics, 17(1), 52-61.

[2] Le Clainche, Christine, et Pascale Lengagne. « Economic Layoffs and Mental Health: Evidence from French Register-Survey Data », Revue d'économie politique, vol. 133, no. 3, 2023, pp. 367-407.

[3] Bentolila S., Cahuc P., Dolado J. J., Le Barbanchon, T. [2012], Two‐tier labour markets in the Great Recession: France Versus Spain, The Economic Journal, 122(562), F155-F187.