Les Français et la taxe carbone

Lauréat du Prix de thèse d’économie 2021 de l’AFSE (conjointement avec Mariona Segu), Thomas Douenne présente les résultats de ses recherches sur les politiques environnementales, menées sous la direction de Katheline Schubert à Paris School of Economics. Ces travaux s’intéressent en particulier à la taxe carbone : pourquoi cette dernière, si largement défendue par les économistes, ne trouve-t-elle pas grâce auprès des citoyens ? Thomas Douenne montre que l’écart entre les recommandations des économistes et l’opinion des citoyens tient à la fois aux effets redistributifs de cette taxe, longtemps sous-estimés par les premiers, et à un certain nombre de croyances pessimistes des seconds concernant ses effets.

La taxe carbone est préconisée par les économistes afin de limiter les émissions de gaz à effet de serre responsables du changement climatique. En rendant relativement plus chères les activités polluantes, elle incite producteurs et consommateurs à prendre en compte la pollution qu’ils génèrent dans leurs décisions économiques. Le niveau de la taxe peut être ajusté afin de limiter la pollution à un niveau cible, comme le ferait un quota. Parce qu’elle génère des revenus, elle permet également de financer la baisse d’autres taxes – par exemple celles pesant sur le travail – ou à l’inverse de nouvelles dépenses, telles que des investissements dans la transition énergétique ou des transferts aux ménages.

Malgré son succès auprès des économistes, la taxation du carbone peine encore à trouver sa place dans l’agenda des politiques climatiques de la plupart des pays. Alors que la France l’a introduite en 2014, l'augmentation de son taux a rencontré une forte opposition lorsque les prix des carburants ont atteint un pic en octobre 2018. Les protestations des Gilets jaunes ont alors rapidement contraint le gouvernement à renoncer aux augmentations prévues, laissant l’incertitude concernant le futur de la politique climatique française.

Dans mes travaux de thèse, réalisés à l’École d’Économie de Paris sous la direction de Katheline Schubert, je m’intéresse aux raisons qui expliquent le décalage entre les prescriptions des économistes et l’avis des citoyens concernant les politiques climatiques, et en particulier la taxe carbone.

 

Les effets redistributifs de la taxe carbone

Dans le premier chapitre, j’effectue un exercice de micro-simulation à partir duquel j’étudie les effets redistributifs des récentes hausses de la fiscalité énergétique en France[1]. Mes résultats confirment tout d’abord ce que de nombreuses études ont montré pour d’autres pays : d’une part, la taxe carbone est régressive, c’est-à-dire que les contributions payées par les ménages modestes représentent en moyenne une plus grande part de leur revenu (e.g., Poterba, 1991; Grainger & Kolstad, 2010); d’autre part, en redistribuant le revenu de la taxe uniformément à tous les ménages, on obtient une réforme progressive (e.g., Bento et al., 2009; Williams et al., 2015). Cette stratégie dite de taxe carbone compensée (carbon tax and dividend) a d’ailleurs été soutenue par de nombreux économistes[2], afin de « maximiser l'équité et la viabilité politique d'une taxe carbone croissante » (The Wall Street Journal).

Toutefois, mes résultats montrent que si la taxation du carbone génère des transferts entre groupes de revenus, les effets redistributifs au sein des groupes de revenu sont encore plus importants, et nettement plus difficiles à atténuer. Le graphique ci-dessous représente les effets redistributifs des hausses de la fiscalité énergétique française, si le revenu avait été reversé aux ménages sous forme de dividendes uniformes[3] : si la politique est bien progressive en moyenne, un quart des ménages du premier décile de revenu auraient tout de même payé des contributions plus élevées que le ménage médian du dernier décile. Ces effets redistributifs, jusque-là sous-estimés, pourraient en partie expliquer les craintes de certains citoyens – et notamment des ménages ruraux plus consommateurs d’énergies fossiles – face à l’impact de la fiscalité énergétique sur le pouvoir d’achat.

 

Th Douenne

Lecture : après transferts uniformes, 25% des ménages du premier décile perdraient au moins 32€ par an et par unité de consommation ; 50% des ménages du dernier décile perdraient moins de 29€ par an et par unité de consommation.

 

Croyances pessimistes vis-à-vis de la taxe carbone

Les effets redistributifs au sein des groupes de revenu suscitent des inquiétudes légitimes quant à l'équité d'une taxe carbone compensée. Pourtant, bien qu'imparfaite, on peut se demander si cette politique fiscale progressive aurait rencontré le soutien du public si elle avait été proposée en France. C'est la question que nous étudions dans le deuxième chapitre co-écrit avec Adrien Fabre, basé sur une enquête réalisée peu après le mouvement des Gilets Jaunes. A partir d'un échantillon de 3000 répondants représentatifs de la population française, nous montrons que si une taxe carbone compensée serait financièrement bénéfique pour 70% des ménages, elle ne serait soutenue que par 10% d'entre eux. Ce rejet massif coïncide avec des croyances pessimistes des répondants : la grande majorité d'entre eux pensent qu'ils seraient perdants financièrement, et que la politique serait régressive et inefficace sur le plan environnemental. Notre analyse économétrique montre également que les croyances ont une influence causale sur l'approbation de la politique, de sorte que le fait de convaincre les citoyens des impacts réels de la politique pourrait conduire à un soutien majoritaire. Cependant, le pessimisme est bien ancré : les répondants acceptent de réviser leurs croyances lorsqu’on leur présente des informations négatives vis-à-vis de la taxe (i.e., plus négatives que leur prior), mais pas lorsque ces informations sont positives. En examinant les déterminants de cette asymétrie, nous constatons que les opinions politiques et l'identité façonnent les croyances, conduisant les personnes les plus opposées – comme les Gilets jaunes – à traiter les nouvelles informations de manière plus pessimiste. Ainsi, la suspicion à l'égard de la taxe carbone conduit les répondants à des opinions plus pessimistes concernant ses effets, ce qui renforce encore leur rejet de la politique, entraînant ainsi un cercle vicieux.

 

Perspectives pour les politiques climatiques après le mouvement des Gilets Jaunes

Compte tenu de la défiance des Français vis-à-vis de la taxe carbone, et de l’urgence de la mise en place de politiques climatiques ambitieuses, l’objectif du troisième chapitre (basé sur la même enquête et également co-écrit avec Adrien Fabre) est d’éclairer les perspectives de la politique climatique française après le mouvement des Gilets Jaunes. Plus descriptive que dans le chapitre précédent, notre analyse porte sur les opinions des citoyens vis-à-vis d’un large éventail de mesures climatiques, ainsi que sur leurs connaissances, perceptions et positions sur le changement climatique. Nous nous penchons également sur l’hétérogénéité des réponses en fonction des caractéristiques politiques et socio-démographiques des répondants. Nos résultats montrent que bien que les citoyens aient des connaissances limitées au sujet du changement climatique, celui-ci suscite beaucoup d’inquiétudes. En matière de politiques, s’ils s’opposent à une taxe carbone compensée, les répondants se disent majoritairement favorables à la taxe si les recettes étaient utilisées pour financer la transition énergétique. Plus que les instruments fiscaux, les répondants soutiennent le développement de normes plus strictes et d’investissements verts, mesures dont l’efficacité leur est plus apparente et les coûts moins saillants. Nous observons également un lien fort entre leur perception du problème climatique et leur attitude vis-à-vis des solutions : en contrôlant pour les différences de valeurs des répondants, le niveau de connaissance sur le sujet est associé à un plus grand soutien pour les politiques climatiques.

Ainsi, l’inadéquation perçue entre les prescriptions des économistes et les attentes des citoyens en matière de politiques climatiques peut s’expliquer à la fois par l’attention insuffisante portée par la littérature à certains effets indésirables de ces instruments (chapitre 1), et par des biais de perceptions conduisant les citoyens à mésestimer les coûts et bénéfices de ces politiques (chapitres 2 et 3).

Note : le quatrième chapitre de la thèse s’intéresse quant à lui aux préférences des agents vis-à-vis du risque, et constitue une contribution plus théorique visant à comprendre les conséquences macroéconomiques des catastrophes naturelles.

 

Références

  • Economists’ Statement on Carbon Dividends. The Wall Street Journal, January 17, 2019. https://www.clcouncil.org/media/EconomistsStatement.pdf
  • Antonio Bento, Lawrence Goulder, Mark Jacobsen, & Roger von Haefen. Distributional and efficiency impacts of increased us gasoline taxes. American Economic Review, 99(3) :667–699, nov 2009.
  • Corbett Grainger & Charles Kolstad. Who pays a price on carbon. Environmental and Resource Economics, 46(3) :359–376, 2010.
  • James Poterba. Is the gasoline tax regressive ? Tax Policy and the Economy, 5 :145–164, 1991.
  • Roberton Williams, Hal Gordon, Dallas Burtraw, Jared Carbone, & Richard D. Morgenstern. The initial incidence of a carbon tax across income groups. National Tax Journal, 68(1) :195–214, 2015.

 


[1] Les simulations portent sur les évolutions entre janvier 2016 et janvier 2018, qui ont vu l’augmentation du prix du carbone de 22 à 44,6€/tCO2 ainsi qu’une partie du rattrapage de la fiscalité du diesel sur celle de l’essence.

[2] En 2019, cette initiative a été soutenue par plus de 3000 économistes Américains dans une tribune du Wall Street Journal. Un appel similaire signé par plus de 1500 économistes a été lancé la même année par l’Association européenne des économistes de l’environnement (EAERE).

[3] Le montant des dividendes perçus dans ce scénario ne varient qu’en fonction de la taille du ménage.