Leadership et construction nationale

Lauréate d’une mention spéciale du prix de l’AFSE 2023 pour sa thèse intitulée "Essays on the Political Economy of Development of the Middle East" préparée et soutenue à l’EHESS sous la direction conjointe de Thomas Piketty et Ekaterina Zhuravskaya, Lydia Assouad présente dans ce billet les résultats principaux d’un chapitre de sa thèse consacré au rôle de Mustafa Kemal Atatürk dans la construction nationale de la Turquie moderne.

Un individu peut-il contribuer à la construction d’une nation, au-delà de ses choix politiques et des réformes qu’il entreprend ?  L'idée selon laquelle les leaders individuels peuvent façonner l'avenir de leur nation est une hypothèse ancienne, dont on trouve la trace chez Thomas Carlyle pour qui « l'Histoire du monde n'est rien d'autre que la biographie des grands hommes » (Carlyle, 1841) ou chez Max Weber pour lequel certains leaders "charismatiques" sont capables de rassembler les gens autour d'une vision commune et de légitimer de nouveaux ordres politiques (Weber, 1947). La littérature économique prend cette hypothèse au sérieux : la capacité des leaders individuels à façonner l'identité, à coordonner des groupes, à persuader et à organiser des partisans motive une vaste littérature théorique. Pour autant, nous disposons encore de peu de preuves empiriques sur leur impact, au-delà de l'invocation de leur "charisme" pour expliquer leur succès a posteriori. Mon chapitre de thèse intitulé « Charismatic Leaders and Nation Building » étudie les activités et l'héritage d'un leader historique, Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne. 

Contexte historique : la réforme de la langue turque et la campagne d'Atatürk

Après la défaite de l'Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale, Atatürk a créé l'État-nation turc en 1923. Il a ensuite conçu et dirigé les réformes de la construction nationale turque et est donc considéré comme un exemple archétypal d'un "leader charismatique", dont la biographie est souvent confondue avec l'histoire moderne de la Turquie (Heper, 1980). Concrètement, son gouvernement a mis en œuvre des politiques classiques de construction nationale de manière autoritaire pour promouvoir une identité nationale commune fondée sur l'ethnicité turque : centralisation et nationalisation du système éducatif, construction de réseaux ferrés pour homogénéiser le territoire, et création d’une nouvelle langue nationale commune. Atatürk souhaitait en effet créer une langue turque, commune à toutes les régions, religions, ethnies et classes, afin de favoriser une identité nationale commune (Türköz, 2018). La réforme, officiellement mise en œuvre en 1934, consistait à "purifier" le vocabulaire ottoman en supprimant les mots d'origine étrangère (arabe, persan, etc.) et en les remplaçant par des mots en "turc pur", soit inventés, soit trouvés dans la tradition orale et le folklore turc.

La construction d’un corpus original sur la dissémination de la nouvelle langue turque

Au-delà de la conception des réformes, Atatürk a entrepris de nombreux voyages pour expliquer ses réformes et a visité plus de 167 villes entre 1923 et 1938. J'ai constitué une base de données historique nouvelle et détaillée contenant des informations sur les lieux et les dates de toutes ses visites. La figure 1 est une carte des districts visités, ainsi que leur chronologie. Pour estimer l'impact de ces visites de propagande sur la diffusion locale de la nouvelle langue, j'ai collecté et numérisé tous les livrets et journaux historiques publiés dans les années 1930 pour diffuser les nouveaux mots. Enfin, j'ai également recueilli une source historique unique : l'univers des actes de naissance des citoyens turcs nés entre 1920 et 1950, avec des informations sur leurs prénoms et lieux de naissance. Comme en Turquie les prénoms sont des noms communs, j'ai pu identifier les prénoms en "turc pur". J'utilise la part des nouveau-nés portant un prénom en "turc pur" dans un district donné et une année pour mesurer la diffusion réussie de l'identité nationale de l'État central en périphérie.

 

Figure 1 : Districts visités par Atatürk et calendrier des visites

 

Source: Assouad (2023). 

 

Pour estimer l'impact causal des visites d'Atatürk sur la diffusion locale de la nouvelle langue, je compare les districts visités et non visités, avant et après les premières visites d'Atatürk. Je restreins mon analyse aux districts visités en raison de leur position le long de l'itinéraire, que je compare aux districts voisins, traversés par l'itinéraire mais non visités.  

Les visites d'Atatürk ont augmenté la part de prénoms en "turc pur", la nouvelle langue nationale 

Les visites d'Atatürk entrainent une augmentation de 7 % de l'utilisation de prénoms en "turc pur", la nouvelle langue introduite par l'État dans le cadre de ses efforts d'homogénéisation. Après les visites, la part de prénoms en "turc pur" dans les districts visités augmente significativement par rapport à celle des districts témoins (figure 2). L'effet persiste et son ampleur augmente avec le temps, atteignant 1,5 point de pourcentage après quinze ans, soit une augmentation à moyen terme de plus de 20 %. Ensuite, l'effet diminue et disparaît après vingt-cinq ans. Ce résultat est robuste à un large éventail de spécifications.

Figure 2: Impact des visites d’Atatürk sur la part des prénoms en « turc pur » 

 

Source: Assouad (2023).

 

Mobilisation de la foule ou persuasion des élites ?

L’impact d’Atatürk semble s’expliquer par sa capacité à rallier des élites locales, et non à mobiliser les masses. L’effet était plus important dans les localités avec des taux d'alphabétisation plus élevés, comme le montre la figure 3a. Il était également plus important dans les districts avec des associations nationalistes préexistantes, fondées sous l'Empire ottoman par une élite modernisatrice et éduquée (figure 3b). Ce mécanisme est cohérent avec d'autres études qui ont montré que le capital social peut favoriser l'émergence et la diffusion d'une idéologie (Satyanath et al. 2017).

 

Figure 3 : Impact différencié des visites d’Atatürk, selon les caractéristiques locales

Source: Assouad (2023).

 

J'étudie également l'hétérogénéité de l'effet en fonction des activités menées par Atatürk localement. Je constate que l'effet est plus fort dans les endroits où Atatürk a rencontré les élites locales plutôt que là où il a organisé des rassemblements de masse, ce qui suggère que la cooptation des élites est un facteur clé de l'effet (figure 4). Cette découverte s'inscrit dans le cadre d'une vaste littérature historique qui conclut que le programme de construction nationale d'Atatürk a été principalement couronné de succès parmi une classe moyenne et supérieure urbaine et éduquée, mais n'a pas touché les masses et la campagne, où vivaient 80 % de la population (Tuna 2018).

 

Figure 4: Impact hétérogène des visites d’Atatürk, selon les activités conduites

Source: Assouad (2023).

 

Le rôle des élites se reflète également dans les institutions qu'elles soutiennent localement. Les visites d'Atatürk ont conduit à la création de sections du parti d'Atatürk, les "Maisons du Peuple" (Halk Evleri). Les Maisons du Peuple étaient des centres communautaires ouverts et exploités par le Parti républicain du peuple entre 1932 et 1944, ayant pour mission de "propager l'idéologie et les politiques du régime à la population par la circulation, l'application et l'adoption de divers discours et activités" (Lamprou, 2015, p. 19). Pour comprendre si les visites ont jeté les bases de changements institutionnels locaux, j'ai recueilli de nouvelles données sur les lieux et les dates de création des Maisons. Je constate que les visites sont de forts prédicteurs de l'ouverture d'une Maison du Peuple. De plus, en utilisant l'établissement échelonné des Maisons et en comparant les localités avant et après l'établissement d'une Maison, je montre qu'elles ont également un effet positif sur la diffusion des prénoms en "turc pur". L'effet est plus prononcé dans les endroits déjà visités par Atatürk. Les Maisons semblent donc servir de complément aux actions individuelles du leader. Cela est cohérent avec la dynamique de l'effet principal, illustré dans la figure 2, et avec le fait que l'effet d'Atatürk est le plus fort après dix ans. Plutôt que les visites en elles-mêmes, c'est le développement institutionnel qu'elles déclenchent qui explique la diffusion des prénoms en "turc pur", ce qui relativise la "vue de l'homme exceptionnel".

Enfin, il est essentiel de souligner que la propagation des prénoms turcs purs ne mesure pas nécessairement la diffusion de la nouvelle identité nationale turque. Compte tenu de la nature autoritaire et répressive du régime, l’adoption d'un prénom turc pur peut être interprétée de trois manières différentes (Kuran 1995). Tout d'abord, donner un prénom turc pur pourrait être le signe d'une adhésion sincère au programme de réforme et à la nouvelle identité. Deuxièmement, cela pourrait indiquer que l'on croit que le régime est solidement ancré et perdurera : donner à son enfant un prénom turc pur pourrait donc être opportuniste, pour accéder à de nouvelles opportunités de carrière, par exemple. Enfin, cela pourrait résulter de la peur et de l'assimilation forcée, en particulier parmi les minorités non turques encouragées à "turquiser" leur culture. Le fait que les localités ayant des associations nationalistes antérieures et des taux d'alphabétisation plus élevés soient à l'origine de l'effet principal suggère que l'adhésion sincère et l'opportunisme de l'élite expliquent l'effet. Je constate également que les régions kurdes, où vivait la plus grande minorité, adoptent davantage de nouveaux prénoms à court terme, ce qui suggère que la crainte de la répression et de l'assimilation forcée explique également les résultats. La diffusion des prénoms turcs purs localement doit donc être interprétée comme le signe d'une pénétration réussie de l'État central dans les villes de la périphérie.

Conclusion

Mon étude fournit les premières preuves empiriques de la capacité d'un leader individuel à influencer la construction nationale et identifie la persuasion des élites et le développement institutionnel qu'elle a suscité comme les mécanismes clés. Ces résultats contredisent les représentations traditionnelles des leaders charismatiques qui mettent en avant leur capacité à mobiliser les masses, à montrer l'exemple et à construire des "communautés imaginées" de nations lors de rassemblements émotionnellement chargés (Anderson, 1983). Je constate, au contraire, que l'effet n'est pas dû aux visites en elles-mêmes, mais à ce qu'elles ont suscité : un changement institutionnel local et la cooptation d'une classe d'élites favorables, ce qui a toutefois suffi à légitimer la nouvelle nation.

 

References

Anderson, B. (1983). Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. Verso. 

Assouad, L (2023), ‘Charismatic leaders and nation-building: The case of Mustafa Kemal ‘Atatürk’‘, in Rohner, D and E Zhuravskaya (eds), Nation Building: Big Lessons from Successes and Failures, CEPR Press, Paris & London.

Carlyle, T. (1841), "The Hero as Divinity" in: Heroes and Hero-Worship, 

Heper, M. (1980), Transformation of Charisma into a Political Paradigm: ’Atatürkism’ in Turkey, Journal of the American Institute for the Study of Middle Eastern Civilization, 1 (1980), 65-82.

Kuran, T. (1995). Private truths, public lies: the social consequences of preference falsification. Harvard University Press, Cambridge, Mass. 

Lamprou, A. (2015). Nation-Building in Modern Turkey: The “People’s Houses”, the State and the Citizen. I.B. Tauris., London and New York. 

Satyanath, S., Voigtländer, N., and Voth, H.-J. (2017). Bowling for Fascism: Social Capital and the Rise of the Nazi Party. Journal of Political Economy, 125(2):478 – 526.

Tuna, M. (2018). The Missing Turkish Revolution: Comparing Village-level Change and Continuity in Republic Turkey and Soviet Central Asia, 1920-50. International Journal of Middle East Studies, 50(1):23–43.

Türköz, M. (2018). Naming and Nation-building in Turkey: The 1934 Surname Law. Palgrave Macmillan US, New York, NY, U.S.A. 

Weber, M. (1947). Theory of Social and Economic Organization. Chapter: "The Nature of Charismatic Authority and its Routinization" translated by A. R. Anderson and Talcott Parsons.