Le salaire minimum et l’emploi, retour sur un débat séculaire

Jérôme Gautié présente dans cette note son ouvrage « Le salaire minimum et l’emploi », qui a reçu le Prix du livre 2021 de l’AFSE dans la catégorie « Poche »

Le salaire minimum interprofessionnel de croissance (le SMIC) fêtait l’an dernier ses cinquante ans – lui-même ayant succédé au salaire minimum garanti (le SMIG), instauré vingt ans plus tôt. L’anniversaire est passé relativement inaperçu. Pourtant, dans d’autres pays la question du salaire minimum est d’une brûlante actualité depuis quelques années. En 2015, après de longs débats, l’Allemagne a introduit à son tour un salaire minimum légal au niveau national. La même année, le gouvernement (pourtant conservateur) de David Cameron a annoncé qu’il allait augmenter fortement le salaire minimum pour que celui-ci atteigne à l’horizon de 2020 un niveau équivalent à 60% du salaire médian – soit pratiquement le même niveau relatif que le SMIC (62%), qui est le plus élevé au sein des pays de l’OCDE si on excepte la Turquie. Aux Etats-Unis, l’augmentation du salaire minimum fédéral à 15$ (contre 7,25$ aujourd’hui) était une des mesures phare du programme présidentiel de Joe Biden et le sujet reste un des points de clivage les plus forts entre Démocrates et Républicains.

Plus près de nous, c’est au niveau européen que le débat est apparu récemment. La nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, dans la présentation de son agenda pour les cinq années de son mandat, s’est engagée à proposer un ‘dispositif legal pour assurer que tout travailleur dans l’Union ait un salaire minimum équitable (fair minimum wage)’. L’initiative a suscité de vives oppositions, et pas seulement de la part des organisations patronales et des pays membres aux salaires les plus faibles, craignant pour leur compétitivité. Parmi les plus farouches opposants on trouve les syndicats suédois et danois, pour qui la liberté de négocier les salaires est la raison d’être des syndicats, et qui craignent qu’une norme minimale devienne un point de référence pour tous les employeurs y compris ceux en capacité de payer une rémunération supérieure.

Cependant, c’est surtout la question des conséquences économiques – et en premier lieu en termes d’emploi – qui domine les débats publics chaque fois qu’il est proposé d’introduire ou d’augmenter de façon significative le salaire minimum. Il s’agit d’un débat plus que séculaire, auquel les économistes ont pris bien évidemment une part active, et notamment certains des plus éminents d’entre eux – d’Alfred Marshall à Milton Friedman, en passant par John Bates Clark ou Arthur Cecil Pigou. Rétrospectivement, ce débat donne à voir un peu du pire, mais surtout beaucoup du meilleur de l’économie comme science appliquée. Le côté sombre renvoie au fait que les économistes restent très divisés sur la question, et que ces divisions reflètent en partie des options idéologiques, ce qui peut nuire à l’image de leur discipline. C’est particulièrement le cas aux Etats-Unis. Lorsqu'en 2013 l'administration Obama a introduit une proposition pour augmenter le salaire minimum fédéral, une pétition signée par plus de 600 économistes, dont d'éminents prix Nobel, appuya cette initiative. Mais une contre-pétition, lancée par l'Association Nationale des Restaurants pour dénoncer les effets nuisibles d'une telle hausse, fut signée par plus de 500 économistes, dont plusieurs non moins éminents prix Nobel. L'analyse des caractéristiques individuelles des signataires des deux pétitions, montre qu'une des variables explicatives du positionnement en faveur ou contre l’augmentation du salaire minimum est la distance géographique qui sépare l'institution d'appartenance du signataire de l'université de Chicago, bastion du libéralisme économique - plus le lieu d'exercice est distant de Chicago, plus forte est la probabilité de signer en faveur du SM[1].

Cependant, quand on y regarde de plus près, c’est aussi beaucoup du meilleur de notre discipline que l’on trouve dans ce débat plus que centenaire, et ce dès les premiers travaux qui lui ont été consacrés. On ne peut être notamment qu’admiratif de la finesse d’analyse et de la richesse des mécanismes identifiés dès avant la première guerre mondiale[2].  Les développements théoriques ultérieurs consisteront surtout à formaliser et expliciter ces premières intuitions, mais apporteront finalement peu d’idées radicalement nouvelles.  Mais surtout, la recherche sur le salaire minimum a été en quelque sorte le laboratoire de l’économie du travail appliquée depuis plus d’un siècle. Dès 1915, deux économistes du Bureau of Labor Statistics étudiant l’impact du salaire minimum pour les femmes qui vient d’être introduit dans l’Etat de l’Oregon mobilisent les données détaillées de 33 commerces de détail de Portland, pour comparer les salaires et les effectifs avant et après la mise en place du dispositif, pour les femmes (seules couvertes) et pour les hommes (servant de groupe témoin) - une évaluation en double différence précurseuse de la « révolution » empirique introduite dans les années 1990[3]. Dans les années 1970 et 1980, la liste des contributeurs aux travaux empiriques sur le salaire minimum est un véritable who’s who de l’économie du travail – on y retrouve Daniel Hamermesh, James Heckman, Edward Lazear, Jacob Mincer ou Paul Osterman, pour n’en citer que quelques uns. Dans les années 1990, la « New Minimum Wage Research », impulsée par David Card et Krueger d’un côté, et David Neumark et Michael Wascher de l’autre, est un moment clé de la « révolution de la crédibilité en économétrie » fondée sur les méthodes quasi-expérimentales[4], et l’ouvrage des deux premiers (Myth and Measurement, the New Economics of the Minimum Wage) est un véritable manifeste en faveur de cette dernière.

Malgré les développements théoriques remarquables – notamment la mise en évidence d’effets de monopsone liés aux frictions d’appariement – et des méthodes empiriques toujours plus sophistiquées, le débat semble toujours aussi vif, du moins aux Etats-Unis. Certains y voient une marque de faiblesse de notre discipline, voire la preuve de sa non scientificité.

Mais cette vision est contestable. Il est tout fait normal qu’il puisse y avoir des débats sur les méthodes empiriques les plus appropriées – c’est même une marque de vitalité scientifique – et aux Etats-Unis notamment, les différences de résultats sont liées en grande partie aux différences de méthodes utilisées. Mais surtout, il faut rompre avec une épistémologie naïve consistant à considérer qu’une science doit établir des lois universelles, et par là que la question « quel est l’effet du salaire minimum sur l’emploi » doit recevoir une réponse univoque, universelle et atemporelle. Au contraire, les travaux sur le salaire minimum ont permis de mieux identifier, formaliser et mesurer un grand nombre de mécanismes à l’œuvre sur le marché du travail, et de mieux comprendre comment leur jeu et les effets qui en résultent dépendent du contexte (conjoncturel, institutionnel, du type d’entreprise et des formes de concurrence, et des catégories de main d’œuvre). Concrètement, cela implique que ce n’est pas étonnant de trouver des résultats qui peuvent différer selon le lieu, la période, le secteur ou la population concernée. Mais ceci implique aussi que la multiplicité des modèles théoriques du fonctionnement du marché n’est pas une faiblesse – liée à l’incapacité de déterminer quel est le bon modèle – mais au contraire une richesse, le rôle du travail empirique étant de déterminer quel modèle (ou combinaison de modèles) s’applique dans tel contexte. On a là notamment une belle illustration de l’épistémologie défendue de façon très pédagogique par Dani Rodrik dans son ouvrage Economics Rules, The Rights and Wrongs of the Dismal Science.

       


[1] Voir Donal O'Neil, “Divided opinion on the Fair Minimum Wage Act of 2013: Random or systematic differences?”, Economic Letters, 48(4), July, p.175-178.

[2] Voir notamment Sidney Webb (1912), “The Economic Theory of a Legal Minimum Wage”, Journal of Political Economy, 20 (10), December, p.973-998, et John Bates Clark (1913), “The Minimum Wage”, The Atlantic Monthly, September, p.289-291.

[3] Marie Obenauer et Bertha van der Nienburg (1915), "Effect of Minimum-Wage Determinations in Oregon". Bulletin of the United States Bureau of Labor Statistics, n°176, Washington DC

[4] Joshua Angrist et Jörn-Steffen (2010), “The Credibility Revolution in Empirical Economics: How Better Research Design is Taking the Con out of Econometrics”, Journal of Economic Perspectives, 24(2), Spring, p.3-30.