Professeur à l’Université Grenoble-Alpes et directeur de l’Institut de Recherche pour l'Economie Politique de l'Entreprise, Virgile Chassagnon estime que seul un renforcement de la présence des travailleurs dans la gouvernance des grandes entreprises peut orienter leur stratégie vers des objectifs de bien commun.
Par Virgile Chassagnon, Professeur à l’Université Grenoble Alpes, membre du Centre de Recherche en Economie de Grenoble
Cette tribune a été publiée dans l'édition numérique du Monde datée du 29 mars 2021.
Comme l’a rappelé la crise sanitaire du Covid-19, quelques entreprises, très concentrées, dominent la production mondiale. Depuis deux décennies, cette tendance s’est accentuée au détriment d’une répartition efficiente des ressources. Tant le capital productif et les investissements associés que le travail et les personnes qui le réalisent se trouvent privés des gains issus de la croissance.
La science économique nous enseigne que plus la concurrence est forte, plus les profits sont contrôlés, et plus le bien-être des consommateurs est grand. Mais, en réalité, une entreprise a toujours intérêt à adopter une stratégie anticoncurrentielle visant à instaurer des barrières à l’entrée sur leurs marchés à l’encontre des autres entreprises afin de bénéficier de rentes monopolistiques.
De nouvelles armes
Clairement, l’évolution des grandes firmes et de leurs pouvoirs de marché ne sert pas l’intérêt général mais accentue les inégalités et freine l’instauration de régimes de croissance plus prospères et plus distributifs. L’incapacité des grandes économies de la planète à gérer la mondialisation a servi l’essor économique de ces puissantes entreprises au détriment de ce que l’économiste américain Joseph Stiglitz nomme la « vraie richesse des nations », celle qui se fonde sur l’innovation, la créativité et les interactions productives entre les personnes.
Force est de constater que les grandes entreprises modernes s’affranchissent nettement des régulations antitrust traditionnelles, même si la Commission européenne est de plus en plus vigilante en matière d’abus de position dominante, comme en témoigne l’enquête en cours contre la puissance algorithmique d’Amazon et ses atteintes à la concurrence.
Car il est vrai que les dispositifs de propriété intellectuelle, qui permettent de déployer des stratégies de brevets agressives (comme en témoigne le secteur pharmaceutique), et les possibilités d’évasion fiscale – comme en abusent les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) –, offrent aux très grandes entreprises de nouvelles armes pour accroître leur puissance économique.
C’est pourquoi il est important pour les autorités de la concurrence et les Etats d’élargir le spectre de l’action publique en matière de régulation afin de lutter contre l’utilisation socialement inefficace (car non redistributive) de ces pouvoirs de marché excessifs, et de ces mouvements immodérés de fusion et d’acquisition.
Un capitalisme renouvelé
Il n’est ni utopique ni idéologique de penser dès maintenant, et avant que l’occasion ne nous échappe et ne se présente plus de sitôt, les fondements d’un capitalisme renouvelé, qui le préserverait de lui-même et qui donnerait une signification historique singulière à la relance des économies post-Covid-19 à l’échelle internationale.
Il est l’heure de mettre l’économie au service des solidarités dans une période de l’histoire qui, à nouveau, va faire plus de perdants que de gagnants et risque d’engager les générations futures en raison des endettements nationaux massifs. Dans un tel contexte, les fruits de la croissance issus de la relance et de la politique fiscale qui l’accompagnera doivent être redistribués.
L’équation n’est certes pas facile à résoudre, car les risques de surchauffe des économies sont réels et la menace d’une aggravation de la crise des économies réelles par un krach financier est crédible. Il faut alors accompagner les milliards d’euros investis par les grandes nations avec des politiques économiques ambitieuses, capables de faire émerger un capitalisme participatif au service d’une véritable relance – une relance à long terme qui soit aussi sociale et environnementale. Les grandes entreprises, et tout particulièrement celles qui ont augmenté leurs profits durant la crise sanitaire, devront contribuer fiscalement à la reprise durable des économies à travers une imposition exceptionnelle.
Or, en France, la baisse des coûts de production ainsi que les incitations à l’investissement issues du plan de relance sont, encore une fois, favorables à ces grandes entreprises. La question n’est pourtant plus de réfléchir à de quelconques contreparties fortuites, mais d’engager pleinement ces entreprises au nom de l’intérêt général, en étant notamment scrupuleux dans le respect des objectifs sociaux et environnementaux des projets d’investissement. Cette tâche devrait être mise au cœur de l’action publique des trente sous-préfets « à la relance » entrés en fonction fin janvier.
Pouvoir compensateur
Mais la prospérité de nos économies et le bien-être retrouvé des personnes ne pourront être atteints que si l’on parvient à développer rapidement ce que l’économiste américain James Galbraith nomme « des pouvoirs compensateurs ». De tels pouvoirs ne peuvent passer que par plus de participation des travailleurs à la gouvernance des grandes entreprises.
Les politiques économiques post-Covid-19 devront être pensées dans l’objectif de redistribuer de manière institutionnelle le pouvoir dans les entreprises. Comment ? En améliorant la qualité du dialogue social et en accroissant la participation des travailleurs à la négociation collective, mais aussi en renforçant la représentation des salariés dans les instances décisionnelles des entreprises.
Allons au moins jusqu’à un tiers d’administrateurs représentant les salariés dans les grandes entreprises. Ce pouvoir compensateur donné aux salariés est un moyen efficace pour mieux utiliser collectivement cette rente monopolistique et, plus globalement, pour faire advenir un capitalisme plus participatif susceptible d’accroître la transparence de la gestion managériale des entreprises et de mieux intégrer les responsabilités environnementales dans leur écosystème productif.
On vient de constater, à travers le cas Danone, que même dans des grandes entreprises pionnières en la matière, le rôle décisionnel et donc le pouvoir compensateur des salariés sont actuellement insuffisants pour que leurs voix comptent – et ce au détriment de l’intérêt général.