Avec l’essor des algorithmes de tarification, un nouvel enjeu s’impose en économie la concurrence : celui des ententes appuyées par des interactions algorithmiques. Selon l’ouvrage séminal d’Ezrachi et Stucke (2016), les algorithmes pourraient jouer un rôle dans la gestion des cartels, l’organisation des accords mais également l’initiation de collusions tacites. Des signaux algorithmiques pourraient être l’un des supports d’ententes. Une entreprise peut émettre de manière unilatérale des signaux non contraignants visant à orienter le comportement de ses concurrents, ce qui peut conduire à des formes subtiles de coordination. Par exemple, deux entreprises concurrentes, pourraient en observant les signaux envoyés par chacune quant à ses possibles prix futurs, sans communication explicite, stabiliser leurs prix à un niveau élevé, en observant leurs réponses indirectes mutuelles. Un tel cas a été observé dans le secteur aérien dès les années 1990.
Après avoir montré la manière dont opèrent les signaux algorithmiques dans les mécanismes de marché, nous proposons une grille de lecture, à partir de la théorie des jeux, qui permet de rendre compte des dynamiques de signalisation algorithmique aboutissant à des collusions. Enfin, nous identifions les défis que pose la signalisation algorithmique aux autorités de régulation de la concurrence et les moyens que ces dernières mettent en œuvre pour les relever.
Signaux algorithmiques : le double jeu de la transparence artificielle
Dans les marchés oligopolistiques, les signaux algorithmiques brouillent les frontières entre stratégies légitimes et pratiques anticoncurrentielles. Par exemple, des annonces tarifaires anticipées ou des ajustements de prix fugaces peuvent servir de points de référence implicites pour les concurrents. Ces signaux, souvent noyés dans le « bruit algorithmique » des prix dynamiques et souvent personnalisés, compliquent la détection par les régulateurs. Le cas Airline Traffic Publishing Co, tranché aux États-Unis en 1994 est un exemple précurseur de ce type de pratique. En l’occurrence, les compagnies aériennes utilisaient un site web pour dévoiler de possibles augmentations de prix futures, route par route, des mois à l’avance avant même que les billets soient disponibles à la réservation. Elles exploitaient une faille dans l’architecture du site internet permettant d’offrir un accès à tous les utilisateurs – y compris les compagnies concurrentes – de commentaires quant aux possibles offres futures. La firme pouvait, en fonction des réactions (ou de l’absence de réaction) des concurrents, rendre son choix définitif ou au contraire l’ajuster. Ce cas illustre comment des déclarations futures non contraignantes peuvent servir à coordonner les actions des acteurs du marché, sans nécessiter de communication explicite.
Dans des environnements complexes comme les marchés numériques, la prolifération des ajustements dynamiques rend ces signaux beaucoup plus difficiles à détecter pour les autorités de concurrence.
Face à ces pratiques, les règles de concurrence montrent leurs capacités d’adaptation mais n’en rencontrent pas moins certaines limites.
La Commission européenne, via la décision concernant Container Shipping en 2016, a montré qu’elle pouvait sanctionner des pratiques facilitatrices même sans preuves explicites d’accord entre entreprises. L’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, par exemple, considère que toute réduction artificielle de l’incertitude stratégique entre concurrents peut constituer une pratique concertée. Cependant, le traitement juridique des signaux unilatéraux demeure complexe. En effet, les pratiques anticoncurrentielles doivent être distinguées des comportements rationnels de tarification parallèle, lesquels sont généralement considérés comme légitimes. De la même façon, les les algorithmes d’apprentissage automatique renforcent la capacité des entreprises à émettre des signaux scintillants, c’est-à-dire des signaux très ponctuels et dissimulés dans des variations aléatoires. L’identification de ces signaux collusifs ou de ces phénomènes de transparence artificielle peut être rendue particulièrement difficile.
Jeux d’influence : la théorie des jeux au service des signaux algorithmiques
Notre contribution dans la Revue Française d’Economie (Marty et Warin, 2024), dans le cadre d’un numéro spécial Droit et nouvelles technologies, dirigé par Yannick Gabuthy et Olivier L’Haridon, considère ces ententes par signaux et par transparence artificielle dans un cadre d’interactions répétées entre algorithmes concurrents.
La théorie des jeux fournit un cadre utile pour comprendre les dynamiques de signalisation algorithmique. Dans des marchés oligopolistiques, les signaux peuvent servir à établir des équilibres collusifs implicites. Par exemple, une entreprise dominante peut fixer un prix qui dissuade ses concurrents d’adopter des stratégies agressives. De même, les signaux conditionnels, où une entreprise ajuste ses prix en réponse aux réactions des concurrents, permettent de tester et de stabiliser les comportements de marché.
Les algorithmes exacerbent ces dynamiques en rendant les ajustements plus rapides et précis. Ils permettent également une détection plus fine des schémas de coopération implicite, renforçant ainsi la stabilité des équilibres collusifs. Ils vont également permettre d’interpréter certains signaux ou épisodes de transparence (ou de déchiffrement des algorithmes des concurrents) comme autant d’offres de contrats de collusion. L’ajustement des signaux qui seront émis sur le marché permettra de savoir si cette offre a été tacitement acceptée.
Facilitée par la tarification algorithmique, la collusion par signaux représente une nouvelle frontière pour les pratiques anticoncurrentielles. Si ces signaux exploitent les marges laissées par les cadres juridiques traditionnels, ils soulignent aussi la nécessité d’une régulation adaptée aux réalités numériques. Les régulateurs doivent naviguer entre des exigences parfois contradictoires : sanctionner les pratiques collusives sans entraver l’innovation et l’efficacité économique.
Le dilemme entre transparence et risque de collusion est bien connu en économie de la concurrence. Renforcer les exigences en termes de transparence ou d’interprétabilité des algorithmes pourrait certes faciliter leur supervision, mais risquerait aussi de renforcer les tendances collusives en permettant une meilleure coordination entre concurrents.
Détecter l’invisible : vers une supervision algorithmique renforcée
Les régulateurs doivent investir dans des outils analytiques avancés pour détecter les signaux collusifs dans des environnements de marché de plus en plus complexes. Par exemple, des études rétrospectives comme celle menée sur le marché de l’électricité en Alberta (Brown et al., 2023) ont démontré comment des outils d’apprentissage machine peuvent identifier des schémas de coordination implicites, même en présence de grandes quantités de données. Ces technologies pourraient être adaptées pour analyser les marchés numériques, où les ajustements constants des prix compliquent la détection de comportements anticoncurrentiels.
L’approche dite de computational antitrust propose d’intégrer l’intelligence artificielle dans les mécanismes de supervision des marchés (Schrepel, 2021). Ce cadre hybride permettrait non seulement de détecter les signaux, mais aussi d’évaluer leurs effets potentiels sur la concurrence. Il s’inscrit dans le contexte d’une montée en puissance des outils de supervision de l’économique mis en œuvre par les autorités de concurrence, dont l’Autorité de la Concurrence française.
Deux approches principales émergent pour répondre aux défis posés par les signaux algorithmiques. Une régulation ex ante, comme celle introduite par le Règlement européen sur les marchés numériques - Digital Markets Act (DMA)), vise à prévenir les comportements anticoncurrentiels avant qu’ils ne se produisent. Cependant, cette approche peut limiter l’innovation en imposant des contraintes sur les entreprises. À l’inverse, une approche ex post, fondée sur l’application des règles existantes, repose sur des standards de preuve élevés dont la charge pèse sur les autorités de concurrence, risquant de laisser certaines pratiques non sanctionnées.
Un compromis pourrait consister à renforcer la transparence des algorithmes tout en développant des mécanismes d’audit régulier pour prévenir les abus et en faisant évoluer les règles de concurrence en renversant dans certains cas la charge de la preuve comme l’esquissait le rapport Crémer et al. (2019) et comme le propose dans une certaine mesure le projet de refonte des orientations de la Commission pour la sanction des abus de position dominante présenté en août 2024.
Par ailleurs, des initiatives comme le Preventing Algorithmic Collusion Bill aux États-Unis, dans le contexte de l’affaire RealPage (Marty, 2024), qui propose d’interdire le développement et l’utilisation commune de certains algorithmes par des concurrents, offrent des pistes intéressantes pour encadrer ces pratiques (Harrington, 2024).
Réinventer la concurrence à l’ère des algorithmes : entre régulation et innovation
Les progrès des algorithmes de prix et leurs capacités à générer des signaux redéfinissent les contours des pratiques anticoncurrentielles tout comme celles des stratégies de manipulation et de collusion sur les marchés financiers (Fletcher, 2021). Dans ce contexte, les autorités de concurrence doivent adopter des approches plus agiles, combinant des outils analytiques avancés avec des cadres juridiques flexibles. Les SupTech, i.e. les outils de supervision des algorithmiques qui permettent notamment une surveillance augmentée par l’IA, offrent des opportunités pour détecter et prévenir ces nouvelles formes de collusion. Cependant, le succès de ces initiatives dépendra de leur capacité à équilibrer régulation et innovation, garantissant ainsi des marchés dynamiques et équitables à l’ère numérique.
Références
Brown, D. P., Eckert, A., & Wong, R. (2023). Detecting collusive behavior in electricity markets using machine learning. Energy Economics, 115, 106413.
Commission européenne (2011). Lignes directrices sur les accords horizontaux.
Commission européenne (2024) Projet de communication de la Commission relatif aux lignes directrices sur l’application de l’article 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne aux pratiques d’éviction abusives des entreprises dominantes, août.
Crémer J., de Montjoye A. and Schweitzer H. (2019) Competition Policy for the Digital Age. EU Commission report
Ezrachi, A., & Stucke, M. E. (2016). Virtual Competition: The Promise and Perils of the Algorithm-Driven Economy. Harvard University Press.
Fletcher G.-G. (2021) Deterring Algorithmic Manipulation. Vanderbilt Law Review, 74(2), pp.259-325.
Harrington, J. E. (2024). Algorithmic pricing and tacit collusion: Emerging challenges for antitrust enforcement. Journal of Antitrust Enforcement, 12(2), 145–165.
Marty F. (2024) Ententes algorithmiques dans le secteur immobilier : Un exemple de collusion en étoile », Cahier de recherche 2024-0901. Collection Chaire Ivanhoé Cambridge d’immobilier, ESG UQAM, octobre
Marty, F. et Warin, T. (2024). Algorithmes de prix et signaux collusifs : approches économique et concurrentielle. Revue française d'économie, Vol. XXXIX(2), 193-240. https://doi.org/10.3917/rfe.242.0193
OECD (2012). Market transparency and competition: A report by the OECD Secretariat. Paris: Organisation for Economic Co-operation and Development.
Schrepel T., (2021). Computational Antitrust: An Introduction and Research Agenda. Stanford Computational Antitrust, vol 1, https://law.stanford.edu/codex-the-stanford-center-for-legal-informatics/computational-antitrust-publications/