La statistique publique au cœur de l’action publique : les enseignements de la crise sanitaire.

La crise multidimensionnelle engendrée par la pandémie de Covid-19 a souligné une fois de plus le rôle stratégique de la statistique publique dans la conception et la mise en œuvre de politiques publiques efficaces. Elle a explicité les atouts et les avancées du service statistique public, mais elle a aussi mis l’accent sur les lacunes, les difficultés et les évolutions nécessaires ou souhaitables. Ce texte propose une réflexion inspirée par les échanges qui ont eu lieu à l’occasion l’Assemblée plénière du Cnis du 27 janvier 2021, qui a notamment abordé ces questions.

Patrice Duran et Cristina D’Alessandro

Cet article a été initialement publié dans les Chroniques du Cnis (numéro 27 – Octobre 2021) et sur le blog de Variances le 1er février 2022.                                                                              

Les crises, qu’elles soient de nature principalement économique, sanitaire, sociale, environnementale, politique, sécuritaire ou autre, soulignent encore plus que les périodes ordinaires le besoin de statistiques pour mesurer leurs effets, c’est-à-dire d’outils aussi précis que possibles, fiables et capables de rendre compte de la situation en temps réel.

L’impact de la crise sanitaire sur la société, l’économie ou sur les territoires, est immédiatement devenu un enjeu d’observation et d’analyse de la part du service statistique public (SSP) et a fortiori du Conseil national de l'information statistique (Cnis). L’Assemblée plénière qui s’est tenue le 27 janvier 2021 a naturellement abordé ces sujets et, si elle a été suivie d’autres contributions rétrospectives, elle a eu le mérite d’en faire ressortir les dimensions les plus significatives comme les plus instructives, identifiant au passage les zones d’ombre et les nouveaux besoins d’information.

L’Assemblée plénière du Cnis est traditionnellement l’occasion de présenter aux membres du Conseil et à leurs invités le bilan de l’année écoulée et les travaux prévus pour l’année à venir. C’est autour des enseignements de la crise sanitaire qu’ont été organisés les échanges en 2021, à partir d’une table ronde d’experts réunis en visioconférence et à laquelle ont participé Didier Blanchet (Directeur des études et synthèses économiques à l’Insee), Xavier Timbeau (Directeur principal à l’Observatoire français des conjonctures économiques), Fabrice Lenglart (Directeur de la Direction de la recherche des études, de l’évaluation et des statistiques, Drees, au ministère des Solidarités et de la santé), Daniel Benamouzig (Directeur de recherche au CNRS, titulaire de la chaire Santé de Sciences-Po, membre du Conseil scientifique Covid 19[1]) et Jean-Luc Tavernier (Directeur général de lInsee).

Les impacts de la crise dans le domaine de l’économie : quelle place pour la comptabilité nationale ?

La production de statistiques macroéconomiques a été fortement et immédiatement impactée par la crise. La manière dont cette production s’est adaptée à la crise et les leçons à en tirer en matière de mobilisation de sources non conventionnelles et de réflexion sur le cadre conceptuel de la comptabilité nationale sont de ce fait riches d’enseignements.

La note de conjoncture attendue au mois de mars 2020 était prête pour être publiée le 26 du mois, mais avec l’entrée en confinement, les prévisions avaient perdu toute valeur. L’Insee a décidé d’y renoncer et de basculer vers des mesures instantanées de l’activité économique, telles que la consommation des ménages, à périodicité régulière. Pour ces évaluations, les conjoncturistes ont travaillé par agrégation d’estimations sectorielles issues de remontées de terrain, de dires d’expert et de sources qui n’étaient pas mobilisées habituellement telles les transactions par cartes bancaires, données de consommation d’électricité, de fret ferroviaire, ... Ce travail a apporté une aide très conséquente pour la production des comptes trimestriels. Le contexte de la crise a confirmé l’intérêt de la spécificité française en comparaison des instituts de statistique des autres pays, d’avoir dans le même institut des conjoncturistes et des comptables trimestriels chargés de la mesure du passé proche.

S’agissant du recours inédit aux sources alternatives et la capacité de ces sources à supplanter les modes traditionnels de collecte, leur apport est très variable. Pour situer plus précisément l’apport de ces nouvelles sources, il faut en distinguer trois grandes catégories. Tout d'abord, les sources qui informent de manière indicative ou « molle », qui n’ont de valeur ajoutée que lorsque les sources traditionnelles ne fonctionnent plus. Il s’agit par exemple des données de Google Trends, déjà expertisées il y a quelques années par l’Insee. Ces données sont informatives en cas de crise majeure lorsque leur signal l’emporte sur le bruit et que les sources traditionnelles font défaut. Ces données resteront à ce titre dans la boîte à outils, mais elles ont eu plutôt un rôle illustratif. Elles ne permettent pas de produire des diagnostics macroéconomiques, d’autant que l’Insee manque de visibilité quant à la manière dont ces données sont construites.

Ensuite, une catégorie intermédiaire est constituée des données à haute fréquence proches des données en dur, utilisées par l’Insee, qui continueront d’être expertisées, mais qui présentent la limite de ne pas mesurer directement les phénomènes d’intérêt. C’est notamment le cas des données de consommation d’électricité. Elles sont collectées de façon systématique, mais il faut les analyser attentivement, car le lien avec l’activité mesurée au niveau macroéconomique est indirect.

La troisième catégorie, la plus pertinente, mesure directement les phénomènes d’intérêt : ce que les gens achètent, produisent, etc. Ces données sont le pendant des données administratives qui sont le cœur de la construction des comptes nationaux. Il s’agit par exemple des données de caisse de la vente en grandes surfaces, aujourd’hui utilisées pour la production de l’indice des prix à la consommation mais qui renseignent aussi sur les volumes d’achats. Les données sur les transactions effectuées à partir de cartes bancaires, auxquelles l’accès avait été jusque-là difficile, ont aussi pu être très largement mobilisées.

La question qui se pose désormais est celle de la pérennisation des méthodes mises en œuvre, car les difficultés d’accès aux données restent nombreuses et il n’est pas toujours facile d’expertiser ces données, en l’absence d’informations méthodologiques détaillées.

Pour autant, les comptables nationaux ont eu à se poser de nombreuses questions sur la façon dont ils mesurent certains pans de l’activité économique, et sur la comparabilité internationale de ces mesures.  D’importants sujets de coordination sur la statistique internationale ont émergé au cours de cette période. Des questions se sont notamment posées sur la mesure de l’activité dans le secteur public. Au demeurant, même si cette dernière était mesurée de manière parfaitement fiable, on peut s’interroger sur le sens qu’avait son agrégation avec l’activité des autres secteurs, dans le contexte très particulier qu’on a connu. Mesurer ce qu’a été l’activité réelle des services d’éducation et celle des services de santé a été et reste une question évidemment très importante, pour elle-même plus que pour la façon dont la continuité de ces activités aurait contribué à lisser la chute du PIB marchand.

Des besoins nouveaux sont apparus en matière de comptabilité nationale. La comptabilité nationale doit donner une représentation des flux monétaires entre des agents, des secteurs ou des catégories d’agents. Il s'agit d’évaluer des circuits d’activité, d’échange, de revenus, et savoir qui solde le choc, qui supporte les pertes et qui est compensé.

Se pose notamment la question des revenus informels. Durant le confinement strict des mois de mars et avril 2020, une grande part de ces revenus a disparu, dont ceux provenant du baby-sitting, des petits travaux des étudiants ou ceux des travailleurs en situation irrégulière. Ces ruptures peuvent projeter des personnes dans des situations d’extrême pauvreté et nécessiter la mise en œuvre de politiques publiques spécifiques pour leur venir en aide, que leur situation sur le territoire soit régulière ou non.

Les impacts de la crise sur le pilotage de l’action publique : la centralité des Services Statistiques Ministériels (SSM)

En sa qualité de SSM, la Drees a choisi de s’appuyer sur les instruments existants pour éclairer la crise sanitaire.

De manière innovante, la Drees s’est associée dès le mois de mars 2020 avec l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) pour lancer une grande enquête épidémiologique représentative en population générale, qui crée aussi une cohorte soumise à des prélèvements pour estimer la part de la population infectée au moment de la collecte et disposer de données sur les conditions de vie et les mesures de prévention. Cette enquête, appelée EpiCov (https://www.epicov.fr/)[2], menée avec un soutien très actif de l’Insee et de Santé Publique France pour les prélèvements, a produit les seuls résultats qui permettent d’évaluer la prévalence du virus en population générale à la sortie du confinement. Elle a produit d’importants résultats sur les conséquences sociales de la crise sanitaire et une quatrième vague d’enquêtes est programmée pour début 2022.

Ainsi, le directeur de la Drees a été associé aux discussions avec le Premier Ministre sur les modalités du déconfinement, chargé d’adopter un regard transversal sur la qualité des données de la crise. En définitive, le SSM du Ministère des Solidarités et de la Santé est sorti renforcé de la crise. Jusqu'à présent, la Drees faisait un métier de production de statistique, d’études et d’appui auprès des décideurs. Elle est néanmoins de plus en plus impliquée dans l’aide des directions opérationnelles à mieux gérer la donnée. Par ailleurs, cette crise a révélé tout l’intérêt du réseau que constitue le service statistique public. Une partie des services rendus par la Drees n’aurait par exemple pas pu l’être sans l’appui de l’Insee ou de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du Travail. La question statistique est aussi affaire d’action coordonnée.

Information et décision

Si le suivi d’un certain nombre d’indicateurs partiels permet de consolider progressivement une représentation de l’épidémie, des questions sur la production des indicateurs émergent. En premier lieu sur les liens nécessaires pour les construire entre différents types de compétences, issues de la recherche ou de la statistique notamment. Les réseaux des statisticiens et des chercheurs ne communiquent pas toujours très bien entre eux. Le second élément concerne le temps que nécessite la production d’indicateurs nouveaux et de nouvelles mesures, temps qui est parfois supérieur à ce qu’exigent les besoins et l’urgence de la situation.

En ce qui concerne le débat public, la crise entraîne un très haut niveau d’exposition médiatique qui impose conjointement au Conseil scientifique Covid-19, chargé de conseiller le gouvernement, de communiquer et en même temps de se protéger contre des attaques et critiques souvent aussi péremptoires que contradictoires. Ce contexte soulève des difficultés évidentes de positionnement, y compris à propos des données ou des raisonnements que mobilise le Conseil scientifique. La statistique ne pouvait pas échapper à ce contexte de défiance et de doute, sa crédibilité ne tenant plus seulement à la robustesse de ce qu’elle produit ou diffuse.

Retour vers le futur : leçons pour l’avenir

À la fin de ce panorama non exhaustif de réponses et enseignements liés à la crise sanitaire, une vision transversale est utile. En l’état, l’agilité du système statistique constitue à l’évidence un aspect stratégique. La coopération avec les acteurs privés, parfois nouée dans l’urgence, doit être pérennisée et s’inscrire dans un ensemble de règles claires et partagées. Les discussions se poursuivent avec le groupement des cartes bancaires. Les statisticiens souhaitent accéder aux données individuelles, mais se posent des questions de confidentialité, de respect du règlement général sur la protection des données (RGPD), du règlement européen « e-privacy » (ce dernier établit les règles relatives à la protection des libertés et droits fondamentaux en ce qui concerne la fourniture et l’utilisation de services de communication électroniques).

Enfin, se pose la question des lacunes et des carences. Le premier point est que, pour des raisons historiques, nationales et sans doute européennes, puisqu’il n’y a pas de règlement européen pour la statistique conjoncturelle sur la santé, il faudrait qu’elle soit davantage inscrite dans le périmètre d’influence de la statistique publique.

Le deuxième sujet de carence concerne l’observation en temps réel de la distribution des revenus et l’apparition de poches de pauvreté. Concernant les revenus informels, il est durablement impossible d’observer si les personnes ayant des revenus non déclarés sont les plus affectées par la situation de crise sanitaire. Les dispositifs de politique publique ne permettent pas, par construction, de prendre en charge la perte de revenu associée à cette situation.

La statistique publique au cœur de l’action publique

La crise sanitaire actuelle n’a fait que rendre les problèmes sociaux actuels plus aigus et par là même en souligner les difficultés de gestion. Le cœur de l’action publique est désormais constitué par le traitement de problèmes sociaux caractérisés par leur ambiguï et leur indétermination.

Le positionnement de la statistique est de ce fait fortement emblématique des enjeux actuels de la gestion publique qui relèvent du triple registre de la connaissance, de laction et du contrôle. La pandémie en est une parfaite illustration. La place de l’outil statistique dans le pilotage de l’action publique est désormais décisive que ce soit pour en permettre l’étude et en améliorer la qualité ou en assurer une visibilité qui participe d’une bonne démocratie. S’il ne peut y avoir d’action publique pertinente sans recours à une connaissance empirique fine des sociétés, c’est aussi la capacité des parties prenantes à pouvoir s’en saisir qui est aujourd’hui en question pour la production de politiques publiques efficientes et efficaces.

La recherche de l’information pertinente implique tout à la fois des catégories statistiques et une capacité de mesure qui s’incarne dans des indicateurs, donc la mobilisation d’institutions susceptibles de produire et garantir cette compétence, une spatialisation de leurs impacts, une imputation des responsabilités et une réflexion sur la place des autorités publiques dans leur production. Ce sont bien là les raisons qui expliquent aujourd’hui la centralité de la question statistique dans toute réflexion sur l’action publique. Et le Cnis y a toute sa place.

 

Les auteurs :

Patrice Duran est président du Conseil national de l’information statistique (Cnis)[3]. Il est professeur émérite à l’ENS Paris Saclay et à l’Institut des Sciences sociales du Politique (ISP-CNRS). Il a été conseiller scientifique du Commissariat Général du Plan de 1994 à 2000 dans le champ de l’évaluation des politiques publiques et de l’aménagement du territoire. Il a également travaillé au sein des services du Premier Ministre sur les questions de décentralisation, déconcentration et réforme de l’État sur lesquelles il continue à être très impliqué. Il a ainsi effectué de nombreux rapports d’expertise et de missions pour le compte d’institutions publiques dans les domaines de l’évaluation des politiques publiques, de la réforme de l’État, de la gestion publique territoriale et des politiques européennes. Il a été directeur de l'Institut d'études avancées de Paris (2010-2012), qu’il a contribué à créer, et plus récemment président du Conseil d’administration de l’Ined de septembre 2012 à juin 2016.

Cristina D’Alessandro est responsable du pôle développement durable et territoires au Secrétariat général du Conseil national de l'information statistique (Cnis). Professeur dans le Programme d’Executive Education de l’Institut d’études politiques de Paris, elle est membre du Centre d’études en gouvernance de l’Université d’Ottawa (Canada) et chercheur associé à l’Unité Mixte de Recherche PRODIG (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Elle collabore régulièrement avec des organisations internationales telles que la Banque africaine de développement et la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (Uneca). Elle est titulaire d’un doctorat en géographie de l’Université de Tours, d’un post-doctorat de la West Virginia University (États-Unis) et d’une habilitation à diriger les recherches de l’Université Bordeaux Montaigne.


[1]      Comité de scientifiques constitué au titre de l’urgence sanitaire, par décret du 3 avril 2020.

[2] NDLR : voir aussi l’article de J-F Royer, http://variances.eu/?p=6257

[3] www.cnis.fr