La stagnation séculaire : ce qui fait débat

Les controverses actuelles sur la stagnation séculaire s’inscrivent dans la continuité de débats anciens au sein de l’analyse économique, traversée depuis longtemps par la crainte d’un épuisement de la croissance. Si les pays industrialisés semblent bien s’installer dans un régime de croissance et d’inflation faibles, les rôles respectifs des facteurs d’offre et de demande, ainsi que du cycle financier, dans cette situation sont aujourd’hui largement débattus. Parmi les choix envisageables de politique économique destinés à y remédier, la politique budgétaire a probablement davantage de marges de manœuvre que la politique monétaire, aux prises avec le plancher des taux d’intérêt à zéro. Cette note souligne également que l’augmentation des inégalités alimente probablement la dynamique de la stagnation séculaire, et devrait donc faire l’objet à la fois d’un traitement adéquat par les politiques publiques et d’analyses académiques plus approfondies.

Par Gilles Dufrénot,
Professeur de Sciences Economiques, Aix-Marseille School of Economics et Chercheur associé, CEPII.

 

Les économistes classiques ont été les premiers à remettre en cause en cause l’hypothèse d’une croissance économique perpétuellement forte. Selon eux, c’est la distribution fonctionnelle de la richesse, défavorable au profit émanant de l’accumulation du capital et de la rente foncière qui freine l’accumulation à long terme. Marx pensait que l’arrêt de la croissance serait provoqué par la concentration excessive du capital privant les capitalistes de la possibilité d’extraire de la plus-value de la force de travail. Cette vision pessimiste des économistes classiques sera reprise par une partie des économistes néoclassiques liant le ralentissement de la croissance à la productivité marginale décroissante des facteurs de production.

Keynes ne partageait pas la vision fataliste des classiques. Dès 1928, il donne sa vision dans Essais de persuasion, perspectives économiques pour nos petits-enfants (un essai dont Gallimard publiera en 1931 la traduction française par Herbert Jacoby). Il y décrit l’état stationnaire comme une ère d’opulence où la croissance consiste en une amélioration de la qualité de la vie, celle où la société fournit à tous des services collectifs satisfaisants : éducation, santé, infrastructures.

Cette vision optimiste sera partagée par d’autres économistes (par exemple Galbraith). Schumpeter en fera l’un des points focaux de son analyse des cycles longs de la croissance économique, en explicitant les mécanismes empêchant qu’un état stationnaire puisse advenir un jour. C’est par les principes de la destruction créatrice et grâce à l’interaction entre les inventions et les innovations, que des transformations organisationnelles et productives donnent naissance à des produits et des services nouveaux qui empêchent le moteur de la croissance de s’essouffler. Cette vision est à la base des modèles de croissance endogène.

Les débats actuels sur la stagnation séculaire s’inscrivent dans la continuité des discussions qui ont lieu depuis toujours sur la possibilité ou non qu’un jour les taux de croissance des économies industrialisés tendent vers des niveaux bas.

Des signes d’une stagnation séculaire dans les pays industrialisés ?

Hansen (1939) a proposé ce terme, pour exprimer le fait qu’après la grande dépression des années 1930, l’économie américaine risquait de retrouver un régime de croissance identique à celui observé dans les pays industrialisés entre 1815 et 1915 (longue phase descendante d’un cycle Kondratiev, caractérisée par des taux de croissance faible et des prix bas). Summers (2014) l’a repris pour décrire la situation macroéconomique des Etats-Unis depuis la crise financière de 2008. Les observations empiriques laissent penser que les pays industrialisés se trouvent dans la même situation aujourd’hui. C’est la thèse développée par Gordon (2016), Summers (2015) ou Clark (2016), qui pensent que ce phénomène a été masqué par les cycles d’endettement et de boom financiers qui ont entretenu artificiellement la demande au cours des décennies passées.

La stagnation économique s’accompagne d’une baisse tendancielle du niveau général des prix et des taux d’intérêt : les taux d’inflation sont passés en-dessous des cibles fixés par les banques centrales, les taux directeurs sont bas (en étant coincés à la barrière zéro ou négatifs dans quelques pays). Par conséquent, les économies sont bloquées en dessous du plein-emploi (parce que sans inflation et sans possibilité de faire baisser significativement les taux d’intérêt nominaux, il est difficile d’obtenir des taux d’intérêt réels négatifs qui seraient bien utiles pour relancer l’activité). 

La stagnation séculaire : un problème de demande ou d’offre ?

Pour certains économistes, la stagnation séculaire est un problème de demande (voir par exemple Krugman, 2014, Summers, 2015). Pour atteindre le plein-emploi (ou le niveau de production potentiel), le taux d’intérêt réel de l’économie aujourd’hui devrait être négatif (l’écart entre le taux monétaire nominal et le taux d’inflation détermine le coût réel du capital) ; mais comme le taux d’intérêt nominal de la politique monétaire bute sur le « plancher zéro », et que l’inflation est basse, on ne peut pas stimuler l’économie. Par ailleurs, une demande effective faible entraine une baisse de l’investissement et de l’emploi. Le capital non utilisé se déprécie, la hausse du chômage entraine une dépréciation du capital humain et une baisse du taux d’activité. Ces deux éléments combinés pèsent sur la trajectoire du PIB potentiel (donc sur la croissance potentielle).

Mais pour certains économistes, la stagnation s’expliquerait plutôt du côté de l’offre qui détermine la capacité productive des économies (Gordon, 2012, pour les Etats-Unis). Les facteurs évoqués sont les déterminants de la croissance de long terme du modèle de Solow et des modèles de croissance endogène : évolution démographique et productivité du travail, progrès technique améliorant la productivité du capital, dépenses d’innovations, dépenses d’éducation, évolution des taux de participation sur le marché du travail, évolution des législations des marchés du travail. Selon Gordon (2012) les technologies les plus récentes (numérisation, robotique, biotechnologies, économie collaborative,…) ne permettraient pas des gains de productivité aussi élevés que les NTIC des années 1980, et encore moins ceux des révolutions industrielles.

Débat sur le rôle du cycle financier 

Contrairement à ce que l’on pensait jusqu’ici, la finance n’est pas neutre à court terme, tout comme la monnaie n’est pas neutre à long terme (l’écart de production dépend du cycle financier, et la croissance potentielle dépend de la politique monétaire). Les travaux de Borio et al. (2016) montrent que l’on obtient une meilleure estimation des écarts de production en intégrant comme variables explicatives des indicateurs du cycle financier. En conséquence, durant les phases d’emballement du cycle (boom du crédit, hausse des prix de l’immobilier et des prix d’actifs), le PIB observé s’approche du PIB potentiel. Lorsque les bulles éclatent, le PIB observé passe en dessous et s’éloigne du PIB potentiel. Ce constat empirique peut être justifié par des analyses reprenant l’hypothèse d’instabilité financière de Minsky (voir, Keen, 2011) ou mettant en évidence le rôle des comportements de levier des institutions financières (voir Dufrénot et al, 2012). La politique monétaire joue également un rôle déterminant. La stagnation séculaire est reflétée par la situation suivante : le taux d’intérêt naturel devient très faible, voire négatif, et le taux d’intérêt de la politique monétaire bute sur la barrière zéro. L’économie reste alors « bloquée » en dessous du niveau de production de plein-emploi.

Quel rôle pour la politique budgétaire ?

De plus en plus de travaux montrent que des consolidations budgétaires maintiennent les économies dans un cercle vicieux de croissance faible, parce que les multiplicateurs sont élevés pendant les récessions et les années qui suivent (Blanchard et Leigh, 2013). Ce constat va donc à l’encontre de l’idée d’effets anti-keynésiens basés sur une équivalence ricardienne. Pour sortir de la stagnation séculaire, il faudrait donc un choc budgétaire : par exemple une hausse des dépenses d’infrastructures comme le propose le FMI (2014), une hausse des dépenses liées à la transition énergétique comme le propose Stiglitz (2016), une hausse des dépenses de formation liées à la transition numérique). Théoriquement, cela ferait remonter le taux d’intérêt naturel, notamment si les dépenses publiques sont financées par de la dette (Eggertsson et al, 2016).

Quel rôle pour la politique monétaire ?

Une première possibilité serait de « percer» le plancher des taux zéro en fixant des taux d’intérêt nominaux de court terme négatifs (exemples de la BCE, des banques centrales du Danemark, de Suisse et de Suède). La politique monétaire peut aussi amener directement les taux longs en territoire négatif par des politiques massives de rachat d’obligations (cas des politiques monétaires conventionnelles). Mais il existe plusieurs critiques à cette proposition. En économie ouverte, la baisse des taux d’intérêt a pour effet d’exporter la récession vers les autres. En effet, la baisse des taux domestiques entraîne des afflux de capitaux dans les pays étrangers qui gonflent une épargne déjà abondante et fait baisser encore plus le taux d’intérêt d’équilibre de long terme (Eggertsson et al, 2016).

Une réduction des inégalités réduirait le risque de prolonger la stagnation séculaire

De nombreux travaux ont été consacrés à l’impact de la montée des inégalités (de revenu et de richesse) sur la récession qui a suivi la crise (voir par exemple, Fitoussi et Saraceno, 2011, Piketty et Saez, 2013, Stiglitz, 2013). Mais leur implication pour la stagnation séculaire a été moins étudiée. Les travaux sur le sujet soulignent que, dans un contexte d’inégalités croissantes, le maintien d’un niveau de consommation élevé requiert une hausse de l’endettement des ménages, ces derniers devant emprunter à court terme pour financer leurs achats. Le boom du cycle du crédit alimente un cycle de la dette privée susceptible de mener à un phénomène « d’étranglement » par la dette. Lorsque la phase ascendante du crédit prend fin, les ménages surendettés doivent consacrer une part significative de leur revenu et de leur richesse à se désendetter. C’est ce mécanisme qui maintient la demande loin du niveau du plein-emploi (voir Ostry et al., 2014, Palley, 2012). Stiglitz (2016) souligne qu’en dehors des facteurs d’inégalités habituellement étudiés dans la littérature, le développement de l’économie numérique et la transformation des structures de production qu’elle entraine est susceptible d’expliquer la baisse de la part des salaires dans le revenu. En effet, faute de politiques publiques de formation pour la reconversion des travailleurs, la mobilité de ces derniers du secteur manufacturier aux secteurs des services très utilisateurs des nouvelles technologies, s’avère difficile.

Les liens entre inégalités (au sens large de la répartition fonctionnelle des revenus entre salaires, profits des entreprises, rémunérations des entreprises et profits bancaires) et la stagnation séculaire nécessitent une analyse plus approfondie, à la manière des anciens modèles de croissance de long terme dans la tradition de Kaldor/Passinetti/Robinson. En effet, un certain nombre de paradoxes demeurent. Comment peut-on expliquer que, simultanément, les profits des entreprises aient retrouvé des niveaux records et que, malgré tout, l’investissement demeure faible ? Quel rôle joue l’actionnariat ? Les capitaux sont-ils « détournés » vers la spéculation financière au détriment de l’investissement ? Cette dernière hypothèse est privilégiée par certains économistes (voir par exemple, Wray, 2009, ou Yellen, 2009). L’explication qu’ils donnent est que, devant la croissance économique faible, le capital trouverait dans les marchés financiers une forme plus adaptée de valorisation. Un courant d’économistes post-keynésiens relie la stagnation séculaire du PIB à une stagnation séculaire salariale (voir par exemple, Lavoie et Stockhammer, 2013). Enfin, les courants néo-marxistes interprètent la stagnation séculaire comme le résultat des mutations dans l’accumulation capitaliste qui a lieu dans un contexte de financiarisation mondialisée et les changements que cela a impliqué dans les rapports de classe. Ces mutations entrainent des contradictions selon le mécanisme suivant : i) en raison de la stagnation économique, le capital ne peut se valoriser que sur les marchés financiers ; ii) plus la stagnation se prolonge, plus ce phénomène s’accentue et génère des bulles financières; iii) il y a suraccumulation du capital financier qui déprime l’économie réelle (voir Foster et Halleman, 2010, Foster et Magdoff, 2013 et les contributions de l’ouvrage collectif de Foster et Szlajfer, 2009).  

Pour en savoir plus : références bibliographiques

Bergeaud A. Cette, G., Lecat, R., 2016, Productivity trends in advanced countries between 1890 and 2012, Review of Income and Wealth, 62(3), 420-444.

Blanchard, O., Leigh, D., 2013, Growth forecast errors and fiscal multipliers, IMF Working Paper, 13/1.

Borio, C., Disyatat, P., Juselius, M., 2016, Rethinking potential output: embedding information about the financial cycle, Oxford Economic Papers (https://academic.oup.com/oep/article/doi/10.1093/oep/gpw063/2617573/Rethinking-potential-output-embedding-information).

Caballero, R., Farhi, 2014, The safety trap, NBER Working Paper n°19927.

Clark, G. Winter is coming: Robert Gordon and the future of economic growth, American Economic Review, 106(5), 68-71.

De Long, J.B., Summers, L., 2012, Fiscal policy in a depressed economy, Brookings papers on Economic Activity, 44(1), 233-97.

Dufrénot, G., Klaus, B., Malik, S, M., Vardoulakis, A., 2012, Credit standards and financial institutions’ leverage, Becker Friedman Institute for Research in Economics, University of Chicago.

Eggertsson, G., Krugman, P., 2012, Debt, deleveraging and the liquidity trap: a Fisher-Minsly-Koo approach, Quarterly Journal of Economics, 127(3), 1469-1513.

Eggertsson, G., Mehrotra, N., Singh, S., Summers, L., 2014, A model of secular stagnation, NBER Working Paper 20574.

Fitoussi, J.P., Saraceno, F., 2011, Inequality, the crisis and after, Rivista Di Politica Economica, 1, 9-28.

Fonds Monétaire International, 2014, Is it time for infrastructure push? The macroeconomic effects of public investment, dans World Economic Outlook: Legacies, clouds, uncertainties, 75-112, Washington D.C.

Foster, J., Szlajfer, H., 2009, The faltering economy. The problem of accumulation under monopoly capitalism, New-York: Monthly Review Press.

Foster, J., Halleman, H., 2010, The financial power elite, Monthly Review, 61(11), 44-56.

Foster, J., Magdoff, F., 2013, Class war and labor declining share, Monthly Review, 64(10), 1-11.

Gomme, P., Ranikumar, B., Rupeet, P., 2011, The return to capital and the business cycle, Review of Economic Dynamics, 14(2), 262-78.

Gomme, P., Ranikumar, B., Rupeet, P., 2015, Secular stagnation and return to capital, Fed of Saint Louis, n°19, Economic Synopse.

Gordon, G., 2012, Is US economic growth over? Faltering innovation confronts the six headwinds, NBER Working Paper n°18315

Gordon, R., 2016, The rise and fall of American growth: the US standard of living since the Civil War, Princeton University Press, Princeton.

Hansen, A., 1939, Economic progress and declining population growth, American Economic Review, 29(1), 1-15.

Keen, S., 2011, A monetary Minsky model of the Great moderation and the Great recession, Journal of Economic BEhabior and Organization.

Kumhof, M., Rancière, R., 2010, Inequality, leverage and crises, IMF Working Paper 10/268.

Lavoie, M., Stockhammer, 2013, Wage-led growth, Basingstoke, Palgrave Macmillan.

Ostry, J., Berg, A., Tsangarides, C., 2014, Redistribution, inequality and growth, IMF Staff Discussion Note SDN/14/02.

Palley, 2012, From financial crisis to stagnation: the destruction of shared prosperity and the role of economics, Cambridge University Press, Cambridge.

Piketty, T., Saez, E., 2013, Top incomes and the Great Recession: recent evolutions and policy implications, IMF Economic Review, 61, 456-78.

Stiglitz, J., 2013, The price of inequality: how today’s divided society endangers our future, Norton.

Stiglitz, J., 2016, How to restore equitable and sustainable economic growth in the United States, American Economic Review, 106(5), 43-47.

Summers, L., 2016, Demand side secular stagnation, American Economic Review, 105(5), 60-65.

Wray, 2009, Money manager capitalism and the global financial crisis. Levy Economics Institute, Working Paper n°578/

Yellen, J., 2009, A Minsky meltdown: lesson for central bankers, presentation à la 18ème conference Hyman P. Minsky “Meeting the challenges of the financial crisis”, Levy Economics Institute of Bard College.

 

Ce billet a été publié sur le blog des Jéco le 5 novembre 2017