Comment évaluer une opération de concentration sur le marché des médias ?
Comme dans tous les secteurs d’activités, toute opération de concentration (fusions, acquisitions, etc.) dans le secteur des médias doit être soumise à l’autorité de la concurrence compétente (l’Autorité de la concurrence pour les opérations portant sur le marché français) si les organisations impliquées dépassent des seuils de chiffre d’affaires. Cette autorité va étudier l’impact d’une telle opération sur les relations entre la nouvelle entité et les annonceurs publicitaires, les fournisseurs d'accès internet et les studios de production (voir par exemple ARCEP [2022] et ARCOM [2022] dans le cas de fusion avortée entre TF1 et M6). L’autorité évalue ensuite si les pertes potentielles (augmentation des prix et/ou baisse de quantité et qualité des biens vendus) induites par la concentration seront contrebalancées par des gains d’efficience.
L’industrie médiatique se différencie toutefois des autres industries parce qu’elle est au cœur du processus démocratique : elle peut influencer les positions idéologiques des citoyens, les votes et la démocratie. La régulation à l’aune de la concurrence n’est donc pas suffisante pour juger de l’effet d’une opération de concentration car elle ne tient pas compte de l’objectif du pluralisme de l’information.
Les médias peuvent en effet être idéologiquement biaisés parce qu’ils ont économiquement intérêt à proposer un contenu qui correspond aux préférences des consommateurs (pour capter le plus de parts de marché) et les propriétaires de médias, les gouvernements, les lobbies, les éditeurs ou les journalistes peuvent y exprimer leur propre point de vue et décider des sujets à traiter.
La mesure de la part d’attention
Sur la base du travail d’Andrea Prat[1], nous analysons la concentration sur le marché des médias d’information en France en mobilisant un indicateur de concentration person-centric : la part d’attention. Contrairement aux mesures d’audience classiques, cet indicateur tient compte de la consommation d’information des individus à travers plusieurs sources et plateformes (TV, radio, presse, réseaux sociaux, etc.). Il permet ainsi de distinguer ceux qui partagent leur attention entre différents médias de ceux qui se limitent à une ou quelques sources. De plus, la fréquence de consommation de chaque source peut être considérée.
La part d’attention allouée par chaque consommateur à une source donnée correspond au nombre de fois où il va consulter cette source, rapporté au nombre de fois total où il consulte de l’information. Pour une source donnée, la part d’attention correspond à la somme des parts d’attention individuelles divisée par le nombre de consommateurs consultant de l’information. Si des sources appartiennent au même groupe médiatique, la part d’attention par groupe est calculée en sommant les parts d’attention des sources appartenant au même groupe.
Pour illustrer, le tableau 1 présente une économie simplifiée où les citoyens peuvent consulter six sources différentes et se partagent en trois segments. Le segment 1 est composé d’individus qui regardent exclusivement la chaîne de télévision TV1 deux fois par jour (10 millions d’individus). Le segment 2 regarde deux fois par jour la chaîne de télévision TV2 et lit une fois le titre de presse P1 (5 millions d’individus). Le segment 3 (5 millions d’individus) dispose d’une consommation des médias plus forte (six consultations par jour en tout) et plus diversifiée (quatre sources différentes) en regardant la chaîne TV2 une fois par jour, consultant le titre de presse P2 une fois par jour et chaque média social (MS1 et MS2) deux fois par jour.
Pour les chaînes de télévision, un raisonnement par part de marché (ou d’audience) amène à considérer que chaque source dispose d’une part de marché identique de 50% puisque 50% des consommateurs de la plateforme consultent la chaîne TV1 et 50% la chaîne TV2. Avec un raisonnement selon la part d’audience multi-plateformes, les deux chaînes disposent également d’une part d’audience de 50% (puisque la moitié de la population totale consulte ces médias).
Cependant, il existe une différence importante entre le public de TV1 et TV2 avec un raisonnement reposant sur l’attention : les spectateurs de la chaîne TV1 (uniquement le segment 1) portent toute leur attention sur cette chaîne et sont les seuls consommateurs de ce média. En tenant compte de la fréquence de consommation, la part d’attention de cette chaîne est donc de dix millions multipliés par 100 % rapportés à vingt millions d’utilisateurs toutes plateformes confondues soit 50 %. Pour la chaîne TV2, la part d’attention pour le segment 2 est relativement élevée car les consommateurs du segment 2 s’informent deux fois plus souvent sur ce média (soit 66,7 % de leur attention totale). A contrario, la part d’attention du segment 3 allouée à TV2 par est relativement faible car ces consommateurs consultent l’information six fois par jour dont uniquement une fois via cette source (soit 16,7 % de leur attention totale). Au final, la part d’attention totale dédiée à TV2 est de 20,9 %. Un raisonnement similaire peut être appliqué pour chaque source.
Si on suppose que les sources TV2, P1 et RS1 appartiennent au même groupe médiatique, le pouvoir attentionnel de ce groupe est obtenu en sommant la part d’attention de chaque source de ce groupe : il serait de 37,5%. Si on suppose que cette situation résulte d’une opération de concentration horizontale récente, on passerait d’un marché avec une entreprise dominante (TV1), cumulant 50% de l’attention des consommateurs de médias, à une situation où deux entreprises concentreraient 87,5% de l’attention des consommateurs.
Tableau 1. Comparaison des modes de calculs des indices (audience par plateforme, audience multi-plateformes, part d’attention avec et sans fréquence de consommation)

Source : adapté de Prat [2020]. Prat [2020] introduit une durée de consommation en minutes, alors que nous introduisons ici une fréquence de consommation.
* 20,9% = (66,7% ´ 5 + 16,7% ´ 5) / 20
Un marché médiatique concentré autour de quelques grands groupes
A partir de données d’enquête originales diffusée auprès d’un échantillon représentatif de 6 000 individus, nous avons cherché à calculer les parts d’attention de chaque média français. Les résultats indiquent qu’à l’échelle des sources, les parts d’attention sont relativement homogènes (graphique 1).
TF1 arrive en tête cumulant 5,9 % de l’attention des Français, suivi par Facebook (4,8 %), France 2 (4,5 %), M6 (4,4 %) et BFMTV (4,1 %). Le premier agrégateur de contenus (Google actualités) arrive en onzième position (2,3 %), la première station de radio (RTL) en vingt-deuxième (1,33 %) et le premier titre de presse (20 minutes) en vingt-troisième (1,31 %).
Graphique 1. Parts d’attention des sources médiatiques pour le Top 15 (en %)

Source : Dejean, S., Lumeau, M., & Peltier, S. (2025)
En revanche, prendre en considération les groupes médiatiques conduit à une importante concentration du pouvoir attentionnel : les quatre (huit) premiers groupes concentrent 47 % (70 %) de l’attention des Français (graphique 2).
Graphique 2. Parts d’attention des groupes médiatiques pour le Top 15 (en %)

Source : Dejean, S., Lumeau, M., & Peltier, S. (2025)
En moyenne, le groupe public composé principalement de France Télévisions et Radio France est, de loin, celui qui concentre le plus l’attention des consommateurs de médias (19,8 %), suivi par le Groupe Meta (10,1 %) et le Groupe TF1 (9,9 %). Cette place importante occupée par le groupe public dans le menu médiatique des Français témoigne de la confiance accordée à ces sources offrant une information de qualité et indépendante des pressions économiques et politiques.
En concentrant notre analyse uniquement sur les plus jeunes, nous notons que le groupe Meta dispose du pouvoir médiatique le plus fort avec une part d’attention de l’ordre de 14 % (sachant que les individus âgés de 18 à 24 ans et les 25-34 ans représentent respectivement 11 % et 16 % de l’échantillon), devant les groupes de médias du service public (11 %) et Alphabet (8 %). Même si Meta ne produit pas directement d’information, il met en avant et ordonne les différentes informations diffusées auprès de ses usagers via ses algorithmes. Sans être soumis aux mêmes règles que les médias traditionnels, les médias sociaux disposent donc d’un rôle clé sur la vie démocratique.
L’analyse de la part d’attention par groupe plébiscitée pour juger d’un rachat
Au final, notre travail offre un éclairage sur la concentration actuelle en France et un cadre méthodologique pour l’adoption de cet indicateur par les autorités de la régulation pour juger d’une opération de concentration sur le marché des médias d’information (Autorité de la concurrence, Commission européenne, Arcom). Son adoption est d’ailleurs recommandée dans de récents rapports (Requin et al., 2022[2] ; Lafon et Assouline, 2022[3] ; Etats généraux de l’information, 2024[4]).
Retrouver l’article complet :
Dejean, S., Lumeau, M., & Peltier, S. (2025). Une analyse de la concentration de l’attention par les groupes médiatiques en France. Revue économique, 76(2), 133-177.
[1] Prat A. [2018], « Media Power », Journal of Political Economy, 126 (4), p. 1747-1783.
[2] La concentration dans le secteur des médias à l’ère numérique. De la règlementation à la régulation (https://www.culture.gouv.fr/espace-documentation/rapports/La-concentration-dans-le-secteur-des-medias-a-l-ere-numerique-de-la-reglementation-a-la-regulation)
[3] À l'heure du numérique, la concentration des médias en question ? (https://www.senat.fr/rap/r21-593-1/r21-593-11.pdf)