Essais sur les normes et les inégalités de genre

Lauréate du Prix de thèse d’économie 2018 de l’AFSE, Clémentine Van Effenterre présente les résultats de ses recherches sur le lien entre les normes et les inégalités de genre, menées sous la direction de Thomas Piketty à Paris School of Economics. Ces travaux s’intéressent en particulier à l’impact des normes de genre et des contraintes institutionnelles sur les choix éducatifs, les décisions d’offre de travail et les préférences politiques.

Par Clémentine Van Effenterre, chercheuse postdoctorale à la Harvard Kennedy School au sein du programme Women and Public Policy

Cette thèse propose trois contributions sur le lien entre les normes et les inégalités de genre. L’intégration des normes de genre dans l’approche économique a traditionnellement eu pour objectif de définir un modèle de comportement individuel plus réaliste. Ce travail de thèse s’inscrit dans cette perspective, en faisant l’hypothèse que les normes de genre sont un facteur crucial de la persistance des inégalités femmes-hommes. Mais cette thèse vise également à permettre une meilleure compréhension des relations réciproques entre les normes et les inégalités de genre. En s’appuyant sur des résultats théoriques et empiriques, nous montrons que les normes de genre ne constituent pas seulement un ensemble de comportements prescrits assignés à un groupe spécifique d’individus, mais qu’elles se matérialisent au sein des relations sociales et opèrent à l’intérieur de processus de socialisation au sein de la famille, sur le lieu de travail ou à l’école. Nous étudions le rôle des normes et des contraintes institutionnelles sur les préférences politiques, les décisions d’offre de travail et les choix éducatifs et nous montrons que les normes de genre affectent non seulement les choix des femmes, mais aussi le comportement des individus avec lesquelles elles interagissent dans différents contextes sociaux. Cet environnement externe influence à son tour les préférences et les choix des femmes. En d’autres termes, les rôles genrés peuvent évoluer de manière endogène en réponse au contexte politique, aux changements institutionnels ou aux modèles positifs d’identification.

Dans le premier chapitre, nous nous intéressons à l’influence du genre des enfants sur les opinions de leurs pères en matière de droits des femmes. En particulier, nous montrons que la présence d’au moins une fille parmi les enfants est associée à des attitudes plus marquées contre l’avortement pour les pères de droite et inversement, plus favorables à l’avortement pour les pères de gauche. Nous développons un modèle théorique dans lequel les pères ont tendance à adopter des positions politiques plus extrêmes lorsqu’ils ont une fille plutôt qu’un garçon. La partie empirique de l’analyse repose sur l’utilisation de deux nouvelles sources de données : une base biographique des députés français, et une enquête post-électorale au niveau européen. Nos résultats suggèrent que les filles polarisent les attitudes de leur père en matière de droit à l’avortement. Ces résultats réconcilient en partie les conclusions contradictoires des travaux récents sur l’influence des filles sur les opinions politiques de leurs pères. La principale contribution de ce chapitre est de montrer que les modèles théoriques décrivant les processus de socialisation genrée gagneraient à intégrer les préférences politiques dans leur cadre d’analyse.

Le deuxième chapitre est issu d’un travail commun avec Emma Duchini. Nous étudions les décisions d’offre de travail des femmes dans un contexte institutionnel qui limitait jusqu’à récemment leur capacité à bénéficier d’un emploi du temps régulier. Nous nous concentrons sur le cas particulier de la France, où jusqu’en 2013, les enfants en âge d’aller à l’école maternelle et primaire n’avaient pas classe le mercredi. Nous utilisons la réforme dites des rythmes scolaires de 2013 comme "expérience naturelle" pour mettre en évidence le fait que les femmes accordent de la valeur à la flexibilité horaire en raison de l’emploi du temps de leurs enfants. Avant l’introduction de la réforme des rythmes scolaires, les femmes dont le plus jeune enfant était en âge d’aller à l’école élémentaire étaient deux fois plus nombreuses que les hommes à ne pas travailler le mercredi, et donc à adapter leur activité professionnelle à la présence des enfants. Nous montrons également que, pour ces femmes, la faculté de bénéficier d’un emploi du temps flexible avant la réforme dépendait à la fois des contraintes propres à leur activité économique, de leur pouvoir de négociation vis-à-vis de leur employeur et de leur rôle économique au sein du couple. Afin de mesurer la réaction de l’offre de travail des mères à la réforme, nous utilisons la variation de son application dans le temps et en fonction de l’âge du plus jeune enfant. Nos résultats montrent que la réforme a permis à un plus grand nombre de femmes de travailler le mercredi, entraînant, en moins de deux ans, une réduction d’un tiers de leur différentiel de participation ce jour de la semaine par rapport aux femmes dont le plus jeune enfant a plus de douze ans et qui n’ont pas été affectées par la réforme. Cet effet est essentiellement attribuable aux mères pour qui une présence régulière au travail est particulièrement profitable, comme celles qui travaillent à des postes d’encadrement. Cet article contribue donc à tester la théorie du coût de la flexibilité, selon laquelle certaines femmes sont plus pénalisées que d’autres parce qu’elles ont une présence moins continue sur leur lieu de travail.

Le troisième chapitre présente les résultats d’une expérimentation conduite dans plusieurs lycées de septembre 2015 à février 2016 avec Thomas Breda, Julien Grenet et Marion Monnet. Cette expérimentation montre que l’intervention courte d’un modèle positif d’identification féminin (role model) peut influencer les attitudes des apprenants, et contribuer ensuite à modifier leur choix d’orientation. Contrairement à l’étude de l’impact des "pairs" et de l’exposition à des modèles "horizontaux" de socialisation qui a connu un essor particulier dans les travaux récents en économie de l’éducation, rares sont les travaux qui se sont intéressées à l’impact des modèles positifs d’identification. Dans un premier temps, nous présentons des éléments descriptifs sur les attitudes différenciées des filles et des garçons vis-à-vis des sciences, et sur l’importance des stéréotypes vis-à-vis des femmes dans les sciences chez les lycéens. A l’aide d’une assignation aléatoire des élèves dans un groupe traité et dans un groupe contrôle, nous étudions l’impact causal des modèles positifs d’identification sur les aspirations, les attitudes et les choix éducatifs. Ces modèles féminins extérieurs font baisser de manière significative la prévalence des visions stéréotypées associées aux métiers dans les sciences, tant chez les élèves filles que garçons. L’usage de données administratives exhaustives révèle que le traitement n’a pas d’effet significatif sur le choix d’orientation des élèves de seconde, mais nous montrons que la proportion de filles qui s’orientent et sont admises en classe préparatoire scientifique après le lycée augmente de 3 points de pourcentage dans le groupe traité par rapport au groupe de contrôle. Cet effet correspond à une augmentation de 30% par rapport à la moyenne du groupe de contrôle. Ces changements sont principalement attribuables aux élèves ayant les meilleurs résultats scolaires en mathématiques.

 

Biographie :

Clémentine Van Effenterre est chercheuse postdoctorale à la Harvard Kennedy School au sein du programme Women and Public Policy. Elle est titulaire d’un doctorat en sciences économiques de l’EHESS-École d’Économie de Paris, et ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Paris. Ses recherches portent sur l’impact des normes de genre et des contraintes institutionnelles sur les choix éducatifs, les décisions d’offre de travail et les préférences politiques. Site personnel : https://sites.google.com/site/vaneffenterreclementine/