Efficacité de la dépense publique : comment les gains de productivité permettent de doper l’effet multiplicateur

Ce billet présente les résultats principaux d’une étude récente, publiée dans le Journal of International Economics, qui porte sur l’effet multiplicateur des dépenses publiques. À partir d’une discussion des travaux menés par Ethan Ilzetzki qui a montré que les commandes publiques dans le domaine de l’armement en temps de guerre amélioraient significativement la productivité des entreprises, par un canal « d’apprentissage par nécessité », nous montrons que ce canal technologique opère également en temps de paix.

Depuis la crise financière de 2008, l’outil budgétaire est devenu un outil de stabilisation économique privilégié. Jusqu’à récemment, l’efficacité des politiques de relance budgétaire reposait sur l’augmentation de la consommation des ménages et l’accroissement de leur offre de travail en raison de l’anticipation de taxes plus élevées dans le futur. Mais un troisième canal a récemment été mis en évidence : c’est celui des gains de productivité des entreprises.  Ce canal est d’autant plus important qu’il représente (directement) environ 40 % du multiplicateur fiscal. L’effet direct des gains de productivité sur la production auxquels s’ajoutent les effets indirects en termes d’embauche (qui augmentent de plus de 2/3) accroissent le multiplicateur de dépenses publiques de manière très importante, de 0,4 à 1,4, permettant ainsi de limiter les hausses de taxes nécessaires pour financer ces dépenses. Ces chiffres provenant d’un travail que nous avons récemment publié dans Journal of International Economics rejoignent les conclusions d’Ethan Ilzetzki (London School of Economics) qui apporte un éclairage sur ce canal des dépenses publiques en prenant l’exemple du secteur de l’armement. 

Augmentation de la productivité dans les entreprises d’armement aux États-Unis pendant la Seconde-Guerre Mondiale : l’apprentissage par nécessité 

En utilisant des données d’archives sur les entreprises d’armement aux États-Unis, Ethan Ilzetzki* a montré que l’augmentation des commandes gouvernementales de matériel militaire se traduisait par d’importants gains de productivité pendant la seconde guerre mondiale. Cette augmentation de la productivité (dans l’utilisation à la fois du travail et des machines) est plus particulièrement concentrée dans les entreprises qui sont en situation de surchauffe et n’ont d’autres choix que d’accroître la production pour des montants fixes d’heures de travail et de capital physique, même en tenant compte de l’intensité plus grande dans l’utilisation du capital et du travail. Plus précisément, l’accroissement de la productivité du travail qui n’est pas attribuable à l’augmentation de l’intensité capitalistique ou l’utilisation accrue du travail et capital existants, s’élève en moyenne de 0,35 % lorsque la demande d’armement s’accroît de 1 %.  Ce changement technologique atteint même 0,6 % voire 1 % dans les entreprises en très forte tension.  L’auteur nomme ce changement technologique ‘apprentissage par nécessité’ (learning by necessity).

Les mécanismes sous-jacents à ce changement technologique

D’où viennent ces gains de productivité ? L’auteur identifie trois sources. D’abord, les entreprises en forte tension ont été contraintes de standardiser les modèles d’avions qu’elles produisaient. En d’autres termes, la guerre a fait passer l’industrie aéronautique militaire américaine à une production de masse où chaque partie d’un avion est standardisée et assemblée à la chaîne alors qu’avant 1940-41, les entreprises n’éprouvaient pas le besoin de changer leurs techniques de production en raison de commandes publiques erratiques. Le recours accru à la sous-traitance qui va de pair avec la production de masse a été le deuxième facteur à l’origine de l’accroissement de la productivité globale. Enfin, la troisième source identifiée de gains de productivité est l’amélioration des pratiques managériales et la lutte contre l’absentéisme.

Ces gains de productivité ne sont pas limités aux seules commandes d’armement pendant la guerre 

Dans un travail récemment publié**, nos estimations font émerger des conclusions similaires dans les pays riches en période de paix (1970-2017). Nos estimations font apparaître un multiplicateur du PIB élevé puisqu’une augmentation des dépenses publiques d’un point de pourcentage du PIB dans les pays de l’OCDE conduit à une hausse du PIB réel de 1,4 % en moyenne sur les six premières années. Et 40 % de la hausse du PIB réel est tirée par un accroissement des gains de productivité des entreprises. Toutefois, ce progrès technologique n’est pas uniformément réparti entre les secteurs de production. Lorsque l’on distingue les industries qui exportent de celles qui n’exportent pas, seules les premières réalisent des gains de productivité. Bien que 80 % en moyenne de la dépense publique soit orientée vers les industries qui n’exportent pas (ou très peu), les firmes qui exportent contribuent donc de manière significative à l’accroissement de la valeur ajoutée grâce à l’amélioration de leur productivité globale des facteurs (PGF sur les figures (g) et (h)). 

Figures : réponses de variables macroéconomiques suite à un choc de dépenses publiques

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Lecture : sur l’axe horizontal de chaque graphique, figure le temps écoulé après le choc d’un point de PIB des dépenses publiques, mesuré en années ; sur l'axe vertical, les écarts de chaque variable d’intérêt par rapport à la tendance. Les courbes en bleu représentent les réponses au choc et les zones grisées l’intervalle de confiance à 90 %.

Les gains de productivité sont concentrés dans les entreprises utilisant beaucoup de capital

De manière intéressante, nos résultats montrent que ces gains de productivité ne reflètent pas une innovation car les dépenses en recherche et développement (R&D) n’augmentent pas mais captent plutôt une meilleure organisation de la production, ce qui rejoint les résultats de Ethan Ilzetzki. Plus précisément, la productivité ne s’accroît que dans les industries intensives en capital car dans ces secteurs, les tâches de travail sont souvent plus répétitives et les chaînes de production se prêtent davantage à un accroissement rapide et peu coûteux de la production face à une augmentation de la demande. En revanche, la productivité évolue peu dans les industries intensives en R&D et/ou en travail qualifié.

Et le multiplicateur d’emploi ?

Bien que les gains de productivité restent concentrés dans les entreprises qui exportent et qui sont intensives en capital, la hausse de l’emploi reste tirée par les entreprises qui n’exportent pas (ou peu). 88 % de la hausse du travail est concentrée dans ces industries. Non seulement les industries exportant peu ou pas reçoivent en moyenne 80 % de la dépense publique mais elles produisent également avec davantage d’heures de travail. Par ce biais, le multiplicateur d’emploi passe au-dessus de 1 alors qu’en leur absence, l’emploi n’augmenterait que de 0,6 % après une hausse des dépenses publiques de 1 point de pourcentage du PIB. 

 

* Ilzetzki, E. (2023) Learning by Necessity: Government Demand, Capacity Constraints, and Productivity Growth

**Cardi, O., and R. Restout (2023) Sectoral Fiscal Multipliers and Technology in Open Economy, Journal of International Economics, vol. 144.