De la pénalité urbaine à l’avantage urbain : un siècle d’évolution des inégalités géographiques de mortalité en France métropolitaine

Une étude inédite portant sur le lien entre inégalités de revenu et inégalités de mortalité au niveau départemental en France met en évidence le retournement vient de paraître. Alors que les départements les plus riches profitent aujourd’hui de taux de mortalité plus faibles à tous les âges que les départements les plus pauvres, les auteurs montrent que les départements les plus urbanisés (et aussi les plus riches) souffraient après la première guerre mondiale de taux de mortalité largement supérieurs à ceux des campagnes. Cette « pénalité urbaine » pourrait s’expliquer par les conditions de vie délétères dans lesquelles vivaient les populations des régions très fortement industrialisées à l’époque.

En 1900, les nouveau-nés français avaient une espérance de vie de 47 ans ; 120 ans plus tard, après une forte diminution de la mortalité infantile puis de la mortalité par maladies cardio-vasculaires, cette même espérance de vie à la naissance a augmenté de près de 40 ans pour s’établir en 2019 à 82 ans et 3 mois.

Ces progrès exceptionnels, appréhendés au niveau national, peuvent cependant cacher des disparités importantes quand l’espérance de vie est analysée pour des populations stratifiées selon des critères socio-économiques pertinents.

De nouvelles données sur la mortalité et le niveau de vie dans les départements français depuis près de 100 ans

Dans un article récent publié dans la revue PLOS One [1], nous avons pu tirer parti de deux nouvelles bases de données historiques dans le but d’analyser les inégalités territoriales d’espérance de vie en France depuis la fin de la première guerre mondiale.

La première base de données [2] met à disposition les tables de mortalité complètes des départements français depuis le début du 20ème siècle, reconstruites à partir des statistiques de l’État-civil et des recensements. On y retrouve notamment les taux de mortalité et espérance de vie à chaque âge, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. La seconde base de données [3] met quant à elle à disposition les niveaux de revenu par habitant dans les départements français depuis la fin de la première guerre mondiale. Ces données ont été estimées à partir de de documents d’archives relatifs à l’impôt sur le revenu créé durant les années 1910.

Grâce à ces deux bases de données, nous avons ainsi cherché à répondre à deux questions. Les territoires les plus riches sont-ils ceux où les durées de vie sont les plus longues ? Cette relation a-t-elle évolué depuis la fin de la première guerre mondiale ?

Une méthodologie classique pour étudier le lien entre revenu et mortalité sur le long terme

Pour répondre à ces deux questions, notre méthodologie s’inspire directement des travaux de Currie et al. [4, 5]. Cette méthodologie consiste dans un premier temps, pour chaque année, à classer les 90 départements de notre panel selon leur niveau de revenu, et à les regrouper en 20 groupes de taille homogène (appelés vingtiles) en tenant compte des différences départementales de population. La figure 1 présente ces vingtiles pour 4 dates spécifiques : 1925, 1950, 1975, 2019. On note ainsi que le Nord-Est de la France, ayant longtemps regroupé les départements les plus riches, s’est progressivement paupérisé relativement aux départements de la façade atlantique, de la Bretagne, et à ceux proches de la frontière suisse.

Figure 1 : Classement des 90 départements de France métropolitaine en vingtiles, selon leur niveau de revenu en 1925 et 1950 (en haut) ainsi qu’en 1975 et 2019 (en bas).

Figure 1

 

Pour chaque vingtile et chaque année sont associés dans un deuxième temps les taux de mortalité par âge et sexe correspondant aux taux de mortalité moyens des départements qui le constituent. Ces valeurs sont utilisées par la suite pour analyser le lien entre revenu et mortalité.

La figure 2 l’illustre pour les taux de mortalité à la naissance (en haut), ainsi qu’entre 45 et 54 ans (en bas), en différenciant la situation des hommes de celle des femmes. Les 20 points noirs représentent les taux de mortalité en 1925 des vingtiles classés selon leur niveau de revenu, le vingtile dont le niveau de revenu par habitant est le plus élevé se trouvant à gauche. La droite quant à elle représente l’ajustement linéaire entre les 20 points. La pente négative de cette droite révèle qu’en 1925, pour les deux groupes d’âges représentés, les départements aux revenus les plus élevés souffraient de taux de mortalité supérieurs à ceux des départements aux revenus les plus faibles. Durant le 20ème siècle, les taux de mortalité ont largement reflué, et sont aujourd’hui proches de 0 en ce qui concerne la mortalité infantile. Les taux de mortalité entre 45 et 54 ans restent néanmoins non négligeables, notamment pour les hommes. De plus la pente de la courbe est devenue positive avec le temps. Ainsi, de nos jours, les taux de mortalité sont inférieurs dans les départements aux revenus les plus élevés, contrairement à ce que l’on observait en 1925.

Figure 2 : Taux de mortalité infantile et entre 45 et 54 ans des vingtiles, classés en fonction de leur niveau de revenu, pour différentes dates entre 1925 et 2015.

Figure 2

  

Notes: Les lignes représentent l’ajustement linéaire des taux de mortalité annuels pour les différents vingtiles, classés en fonction de leur niveau de revenu. Si elle est positive, la pente de la droite indique que la mortalité décroit avec le niveau de revenu.

La pente de la droite, que l’on nomme ici « gradient de mortalité », résume donc l’information pertinente pour répondre à nos deux questions principales : i elle est positive (resp. négative), alors les départements les plus pauvres (resp. riches) souffrent d’une mortalité plus élevée. Si elle est nulle, il n’y a pas de lien entre revenu et mortalité au niveau territorial.

De la « pénalité urbaine » à « l’avantage urbain »

La figure 3 représente l’évolution de ce gradient de mortalité sur près de 100 ans, pour 6 groupes d’âges différents et pour les deux sexes confondus. Les intervalles de confiance autour de la valeur de ce gradient sont également représentés en lignes pointillées. Enfin, nous n’avons pas calculé les valeurs pour les années 1939 à 1945, du fait de l’incertitude autour des données économiques et démographiques durant cette période.

Figure 3 : Évolution des gradients de mortalité annuels pour différents groupes d’âges entre 1920 et 2020.

Figure 3

 

Notes: Les lignes pleines représentent l’évolution du gradient de mortalité ; les ombres bleues claires les intervalles de confiance à 95% autour des valeurs estimées. Les valeurs du gradient n’ont pas été estimées entre 1939 et 1945.

De manière générale, l’inversion du gradient de mortalité se confirme : durant la première moitié du 20ème siècle, les départements les plus riches ont souffert d’une mortalité supérieure à celle des départements les plus pauvres, notamment aux très jeunes âges et pour les âges supérieurs à 55 ans. Aujourd’hui, cette relation s’est largement renversée, et la mortalité est sensiblement supérieure dans les départements les plus pauvres, qui sont aussi les plus ruraux. De manière intéressante, le groupe d’âge des 25-34 ans ne présente pas cette inversion : la mortalité a quasiment toujours été supérieure dans les départements les plus pauvres.

En conclusion, nos résultats suscitent plusieurs commentaires. Premièrement, au cours du temps, le lien entre inégalités de revenu et inégalités de mortalité est loin d’être immuable : dans le cas français, ce lien s’est complètement renversé alors même que l’espérance de vie n’a jamais augmenté aussi rapidement.

Deuxièmement, ces progrès réels et conséquents réalisés pendant un siècle s’expliquent par de multiples facteurs : l’amélioration de l’accès aux soins de santé et des systèmes de santé, les progrès technologiques, l’assurance-maladie, la lutte contre certaines causes spécifiques de mortalité sont autant de pistes d’explication qui restent à mieux comprendre et analyser. La désagrégation géographique dont on dispose, et les particularismes locaux révélés par nos études, pourront être de sérieux atouts pour cela.

Enfin et troisièmement, nous avons de bonnes raisons de penser que le retournement du gradient de mortalité observé est lié en grande partie à la surmortalité des régions industrialisées et riches jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Cette constatation fait écho à une littérature faisant état d'une "pénalité urbaine" [6] : elle décrit une surmortalité dans les grandes villes, qui s’expliquait à la fois par une densité de population importante favorisant la transmission des maladies infectieuses, et par une hygiène déplorable. Aujourd’hui, on pourrait plutôt parler d’« avantage urbain » : le processus de développement économique, qui était basé sur l'industrie jusqu'aux années 1960, au prix de mauvaises conditions de santé pour les travailleurs concernés et d'environnements voisins très pollués, a évolué vers une économie de services qui préserve la santé de ses employés et des populations qui vivent à proximité des principaux centres économiques. Si cette interprétation semble confirmée par des différences de genre - les femmes ayant des taux de participation au marché du travail beaucoup plus faibles au début du 20ème siècle (42,5 % en 1921), leur gradient était aussi moins négatif – il convient de rester prudent ; nos travaux appellent des analyses historiques plus causales. Notre étude met donc en lumière certains faits, mais montre également qu’il reste du travail pour comprendre l’évolution des inégalités au cours de l’histoire.

 

 

Références

[1] Bonnet, F., d’Albis, H., & Thuilliez, J. (2023). Mortality inequalities in France since the 1920s: Evidence of a reversal of the income gradient in mortality. PloS one, 18(1), e0280272. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0280272

[2] Bonnet, F., Albis, H. D., & Sotura, A. (2021). Les inégalités de revenu entre les départements français depuis cent ans/Income Inequality across French Departments over the Last 100 Years. Economie et Statistique, 526(1), 49-70. https://doi.org/10.24187/ecostat.2021.526d.2052

[3] Bonnet, F. (2020). Computations of French lifetables by department, 1901–2014. Demographic Research, 42, 741-762. https://doi.org/10.4054/DemRes.2020.42.26

[4] Schwandt, Hannes, et al. "Inequality in mortality between Black and White Americans by age, place, and cause and in comparison to Europe, 1990 to 2018." Proceedings of the National Academy of Sciences 118.40 (2021): e2104684118. https://doi.org/10.1073/pnas.2104684118

[5] Currie, J., Schwandt, H., & Thuilliez, J. (2020). Pauvreté, Egalité, Mortalité: mortality (in) equality in France and the United States. Journal of Population Economics, 33, 197-231. https://doi.org/10.1007/s00148-019-00736-7

[6] Haines MR (2001). The urban mortality transition in the United States, 1800-1940. Annales de Démographie Historique,101, 33–64. https://doi.org/10.3917/adh.101.0033