De la difficulté d’estimer les flux migratoires

En démographie, les équations sont généralement simples. C’est sympathique, attrayant mais cela masque trop souvent des calculs qui le sont rarement. Cette apparente simplicité confère un grand crédit aux démographes mais, malheureusement, réduit parfois l’esprit critique de leurs auditeurs.

La 22ème livraison de Insee Analyses, parue en octobre 2015, propose une « analyse des flux migratoires entre la France et l’étranger entre 2006 et 2013. » Plusieurs résultats concernant, en particulier, la comparaison des soldes migratoires des personnes nées en France et des personnes nées à l’étranger et l’évolution des départs à l’étranger des personnes nées en France ont été abondamment repris dans la presse. Certains commentateurs se sont félicités de ce que ces résultats « bousculaient les idées reçues » tandis que d’autres se sont fendu d’un très élégant « je l’avais bien dit. »  Dans ce qui suit, nous proposons une présentation critique des résultats du Insee Analyses n° 22. Si la décomposition des soldes migratoires en fonction des lieux de naissance des personnes est intéressante, il nous semble que les résultats concernant les flux de départ à l’étranger des personnes nées en France ne sont pas robustes.

Hippolyte d’Albis (Paris School of Economics - CNRS) et Ekrame Boubtane (CERDI, Université d’Auvergne)

En démographie, les équations sont généralement simples. C’est sympathique, attrayant mais cela masque trop souvent des calculs qui le sont rarement. Cette apparente simplicité confère un grand crédit aux démographes mais, malheureusement, réduit parfois l’esprit critique de leurs auditeurs.

La 22ème livraison de Insee Analyses, parue en octobre 2015, propose une « analyse des flux migratoires entre la France et l’étranger entre 2006 et 2013. » Plusieurs résultats concernant, en particulier, la comparaison des soldes migratoires des personnes nées en France et des personnes nées à l’étranger et l’évolution des départs à l’étranger des personnes nées en France ont été abondamment repris dans la presse. Certains commentateurs se sont félicités de ce que ces résultats « bousculaient les idées reçues » tandis que d’autres se sont fendu d’un très élégant « je l’avais bien dit. »  Dans ce qui suit, nous proposons une présentation critique des résultats du Insee Analyses n° 22. Si la décomposition des soldes migratoires en fonction des lieux de naissance des personnes est intéressante, il nous semble que les résultats concernant les flux de départ à l’étranger des personnes nées en France ne sont pas robustes.

Principes méthodologiques de base

Reprenons ensemble les travaux de l’Insee pour distinguer ce que est nouveau et ce qui mériterait d’être amélioré. L’évolution d’une population, N, entre deux dates, le 1er janvier de l’année t et le premier janvier de l’année t+1, n’est que la somme d’un solde naturel, sn, et d’un solde migratoire, sm :

                                               Nt+1 = Nt + snt +smt.

Le solde naturel est très bien connu via les registres administratifs qui comptabilisent de façon exhaustive les naissances et les décès. Il reste donc dans notre équation trois variables dont une peut être déduite des précédentes. Les statisticiens de l’Insee s’attachent à évaluer les populations au 1er janvier et en déduisent donc le solde migratoire.

La première piste de discussion des résultats afférant au solde migratoire concerne la méthodologie employée pour recenser la population. Les erreurs éventuelles de la seconde se répercutant naturellement sur la première. Cette discussion revient souvent car depuis 2006, le recensement n’est plus exhaustif mais repose sur des enquêtes annuelles couvrant 14% de la population. Nous n’allons pas ici revenir sur ces débats pour nous concentrer sur ce qui est proposé dans le numéro 22 de Insee Analyses. Nous préciserons juste que pour établir les chiffres relatifs à une année donnée, l’Insee utilise en fait cinq années d’enquête dont deux avant l’année considérée et deux après. C’est pour cette raison que les chiffres de la population au 1er janvier 2013 et a fortiori au 1er janvier 2014 sont encore provisoires. Lorsque l’enquête de 2015 aura été retraitée, les chiffres de 2013 seront définitifs. Mais en attendant ? On procède à l’inverse : l’Insee postule un solde migratoire et en déduit le chiffre (provisoire) de la population. Ainsi, ayant établi que la population au 1er janvier 2012 était de 65 241 000 personnes et ayant postulé que le solde migratoire pour les années 2012 et 2013 serait de 33 000 personnes que l’Insee en a déduit la population au 1er janvier 2013 et 2014. En conséquence, il est peu recommandé de comparer les soldes sur la période 2006-2013 car les deux derniers points sont postulés. Contrairement à la plupart des commentaires qui ont été effectué sur cette publication, nous limiterons donc le nôtre à la période 2006-2011.

Une évaluation originale des soldes migratoires

Qu’est ce qui est nouveau dans la note de l’Insee ? Tout d’abord, on appréciera une décomposition du solde migratoire en trois soldes : celui des personnes nées en France, smf, celui des personnes nées à l’étranger de parents français, sme, et celui des personnes nées à l’étranger de parents étrangers, smi :

                                               smt = smft + smet + smit.

L’Insee a choisi une décomposition principalement par lieu de naissance ce qui est pertinent car c’est une variable invariante. Certain pays préfèrent une décomposition distinguant les nationaux des étrangers mais l’analyse est rendue difficile par les acquisitions de nationalité. Les trois soldes migratoires sont calculés comme le solde global : c’est la différence entre la variation de population et le solde naturel qui, pour sme et smi, est toujours négatif car il ne recouvre que des décès.  L’originalité du travail est d’avoir distingué les décès des personnes nées en France de ceux de celles nées à l’étranger. Quelques hypothèses ont été faites pour ces dernières car c’est la nationalité au décès (et non à la naissance) qui est renseigné sur les registres de décès. Enfin, l’utilisation des variations de population sont soumises aux mêmes critiques potentielles que celle que l’on pourrait faire au recensement.

On apprend que le solde est positif pour les personnes nées (françaises ou non) à l’étranger et négatif pour les personnes nées en France. Ceci n’est pas très surprenant car l’inverse ne pourrait être que temporaire : il ne peut, par définition, pas y avoir durablement plus de natifs qui arrivent que de natifs qui partent ou, symétriquement, plus d’étrangers qui partent que d’étrangers qui arrivent ! On apprend également que ces soldes sont très faibles, inférieurs à 150 000 personnes soit environ 0,2% de la population résidant en France. Evidemment, la somme des soldes est encore plus faible : on parle alors d’environ 30 000 personnes.

L’évolution des soldes au cours de la période considérée est reproduite dans le graphique ci-dessus. On voit que les entrées nettes de personnes nées à l’étranger (smet + smit) sont restées stables tandis que les sorties nettes de personnes nées en France (- smft) ont doublé.

Ce travail novateur pourra être très utile pour les chercheurs, dès que les données seront mises à disposition. Aujourd’hui, le fichier de détail du recensement 2013 n’est pas encore disponible. Les fichiers des précédents agrègent des informations importantes telles que les pays de naissance des étrangers. De même, les fichiers de décès de l’Etat civil accessibles aux chercheurs ne distinguent pas les pays de naissance des personnes nées à l’étranger et ne divulguent pas la nationalité au décès. 

Une décomposition délicate entre les entrées et les sorties

La note de l’Insee souhaite aller plus loin et cherche à décomposer chacun des soldes migratoires entre les entrées de personnes et les sorties. L’objectif est de calculer les entrées et de déduire les sorties, par différence entre les entrées et le solde. Le calcul des entrées peut a priori être réalisé à partir d’une question relative au lieu de résidence antérieure. La difficulté vient du fait que ce n’est que dans les enquêtes postérieures à 2011, que l’on interroge les personnes sur leur résidence l’année précédant l’enquête. Avant, on interrogeait sur le lieu de résidence cinq ans avant l’enquête. Le calcul des flux annuel est dès lors complexe (Brutel, 2014).

Comme expliqué dans un document de travail de l’Insee, il est possible pour la comptabilisation des personnes nées à l’étranger d’utiliser une autre question, qui est relative à l’année d’arrivée en France. Cependant, le taux de non réponse à cette question est de 20%. L’estimation est donc difficile mais il est possible d’utiliser en complément d’autres sources, telles que les fichiers recensant les titres de séjour délivrés aux personnes étrangères. Pour une discussion plus approfondie sur les méthodes d’estimation des flux d’entrées de personnes étrangère, on se référera à l’article de d’Albis et Boubtane (2015).

La difficulté est beaucoup plus grande pour l’estimation des entrées des personnes nées en France. La démarche suivie par l’Insee a été la suivante. Avec le recensement de 2011, des taux d’entrée ont été calculé. C’est-à-dire les parts, pour chaque âge et sexe, de français entrant en France rapporté à la population considérée. Ces taux d’entrée ont ensuite été appliqués rétrospectivement afin de déterminer les entrées de chaque année avant 2011. Ceci revient, de fait, à considérer que les comportements de retour en France par âge et sexe n’ont pas changé et, étant donné que la population évolue peu, à considérer des flux d’entrées constants. Sachant que le solde migratoire s’est fortement dégradé, on en a « déduit » que les sorties avaient fortement augmenté. Etant donné la très forte sensibilité médiatique et politique concernant le sujet des départs des Français, il nous semble que l’hypothèse sous-jacente aurait mérité d’être mieux présentée.

                Une utilisation prudente des statistiques nous permet d’affirmer que le solde migratoire des personnes nées en France s’est dégradé entre 2006 et 2011. Il est possible que cette dégradation s’explique par une hausse des départs vers l’étranger mais nous n’en avons pas, à ce jour, une preuve statistique.

Bibliographie

H. d’Albis et E. Boubtane. Caractérisation des flux migratoires en France à partir des statistiques de délivrance de titres de séjour (1998-2013). Population n°70(3). 2015

C. Brutel. Estimer les flux d’entrées sur le territoire à partir des enquêtes annuelles de recensement. Document de travail de l’Insee N°F1403. 2014

C. Brutel. L’analyse des flux migratoires entre la France et l’étranger entre 2006 et 2013. Insee Analyses n°22. Octobre 2015