CSRD : simplification ou fragmentation ? Les banques européennes face à un virage réglementaire ambivalent

Dans ce billet, Yannick Lucotte examine les conséquences spécifiques de l’adoption du paquet Omnibus en matière de reporting de durabilité pour le secteur bancaire, sur les tensions qu’elle crée dans l’accès à l’information extra-financière et sur la manière dont les établissements financiers doivent désormais organiser leur propre trajectoire dans un paysage moins lisible, mais non moins exigeant.

L’automne 2025 a marqué un tournant dans la trajectoire européenne du reporting de durabilité. Alors que la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) commençait à s’appliquer pour les grandes entreprises, le débat politique autour de sa simplification s’est intensifié, jusqu’à l’adoption du paquet « Omnibus » le 13 novembre 2025. Adoptée par le Parlement et le Conseil de l'Union Européenne en décembre 2022, la directive CSRD visait à renforcer les obligations des entreprises d’une certaine taille de publier des informations renforcées et standardisées sur leurs risques et impacts en matière environnementale, sociale et de gouvernance (ESG). Cette volonté de simplification ne concerne d’ailleurs pas seulement la CSRD. Elle touche également la Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CS3D), pilier européen du devoir de vigilance. En cherchant à alléger les obligations de transparence et de diligence raisonnable, le législateur a profondément reconfiguré le champ d’application de ces deux textes, redessinant la manière dont les entreprises, les chaînes de valeur et leurs financeurs devront désormais penser la durabilité.

Ce billet de blog fait écho à l’analyse plus complète que j’ai publiée sur LinkedIn sous le titre « Octobre noir pour la CSRD : quels enjeux pour le secteur bancaire ? », dans laquelle je détaillais également les évolutions du cadre réglementaire et les implications générales pour l’économie européenne. Le propos est ici plus ciblé. Il porte sur les conséquences spécifiques de cette simplification pour le secteur bancaire, sur les tensions qu’elle crée dans l’accès à l’information extra-financière et sur la manière dont les établissements financiers doivent désormais organiser leur propre trajectoire dans un paysage moins lisible, mais non moins exigeant.

 

Une réforme simplifiée qui complexifie le paysage de la durabilité

L’adoption du paquet « Omnibus » le 13 novembre 2025, présentée comme une avancée pragmatique vers un cadre de durabilité plus proportionné, ouvre en réalité une séquence de grande ambiguïté pour l’Union européenne. Le relèvement des seuils d’application, l’allégement des normes ESRS (European Sustainability Reporting Standards) sectorielles, le report des vagues d’entrée en vigueur et l’abandon de la trajectoire vers l’assurance raisonnable répondent à une pression politique forte en faveur de la simplification. Mais cette simplification ne se traduit ni par une meilleure lisibilité, ni par un cadre plus stable. Elle fragilise au contraire l’idée d’un socle commun d’information extra-financière couvrant l’ensemble du tissu productif, en excluant une part importante des entreprises de taille intermédiaire.

Plusieurs acteurs économiques engagés dans la transition ont exprimé leur inquiétude : le signal envoyé apparaît paradoxal, presque contre-intuitif. Les entreprises qui ont investi dans la transparence regrettent que l’effort soit désormais moins partagé, et que la réforme puisse encourager une forme de relâchement pour celles qui n’avaient jamais vraiment amorcé leur trajectoire ESG. Ce débat, loin d’être théorique, touche directement les établissements financiers. Les banques dépendent intimement de la qualité et de l’homogénéité de l’information produite par leurs contreparties. Lorsque cette information devient plus disparate, leur capacité à évaluer les risques climatiques, à apprécier la crédibilité des plans de transition ou à aligner leurs portefeuilles sur les objectifs européens, se trouve instantanément compromise.

Car si le législateur simplifie, les autorités de supervision européenne ne réduisent en rien leurs attentes. Les exigences relatives à l’articulation des informations financières et extra-financières, à l’analyse de matérialité, à la prise en compte des risques climatiques et de biodiversité, ainsi qu’à la connectivité entre états financiers et état de durabilité demeurent entières. La « simplification » produit donc un paysage moins uniforme, mais certainement pas moins exigeant.

 

Les banques au cœur d’un système d’information désormais fragmenté

Pour les établissements financiers, l’effet le plus immédiat du paquet « Omnibus » est la discontinuité qu’il introduit dans la disponibilité et la qualité des données. Une part significative des entreprises n’est plus tenue de publier un reporting structuré selon les ESRS. La conséquence est limpide : l’économie réelle devient un terrain où coexistent des données auditées, des données volontaires et des zones d’ombre complètes. Cette hétérogénéité rejaillit sur les modèles internes des banques, qu’il s’agisse des notations crédit, de l’évaluation des risques climatiques physiques et de transition ou de la détermination des expositions sensibles au changement climatique.

Dans cette nouvelle configuration, les banques ne peuvent plus s’en remettre au seul cadre réglementaire pour garantir la cohérence de l’information. Elles doivent désormais en devenir les architectes. Cela implique de solliciter leurs contreparties, d’évaluer la plausibilité des informations fournies, de reconstruire les données manquantes et de distinguer les entreprises véritablement engagées de celles qui profitent d’un allègement réglementaire pour repousser leurs efforts. Le rôle de l’établissement financier se transforme ainsi : dans un contexte où la CSRD n’avait pas encore permis d’établir un socle homogène d’informations et de structurer le paysage de l’information extra-financière, la banque doit désormais en tisser elle-même les fils, dans un contexte où le nombre de points de données obligatoires s’est largement réduit. 

La double matérialité, qui désigne le fait d’évaluer simultanément les impacts de l’activité d’une entreprise sur l’environnement et la société (matérialité d’impact), et les risques que ces enjeux de durabilité font peser sur sa performance financière (matérialité financière), devient alors un repère central. Elle structure la manière dont les banques appréhendent les risques qui pèsent sur leur propre résilience et les impacts qu’elles contribuent à générer à travers leurs financements. Elle conditionne l’intégration des risques climatiques dans les modèles internes, la lecture critique des trajectoires de décarbonation des entreprises et la compréhension des liens de dépendance qui structurent la chaîne de valeur. La simplification du texte législatif ne réduit en rien cette nécessité. Au contraire, elle accentue l’importance de disposer d’outils d’analyse capables de dépasser les limites d’un reporting moins homogène.

La connectivité entre informations financières et informations de durabilité, rappelée avec insistance par les superviseurs, renforce encore cette exigence. Les projections financières d’une banque doivent s’accorder avec les trajectoires climatiques qu’elle met en avant dans son rapport de durabilité. Cette continuité entre les deux registres d’information est devenue un critère essentiel de crédibilité, aux yeux des superviseurs comme des investisseurs.

Dans ce paysage reformulé, les banques doivent également faire face à un risque de distorsion concurrentielle. Lorsque certaines entreprises continuent à investir dans la transparence tandis que d’autres se dérobent à l’effort commun, l’évaluation du risque devient plus complexe, et les stratégies d’allocation de ressources moins lisibles. La capacité d’une banque à discriminer les trajectoires sincères des stratégies opportunistes devient un avantage déterminant.

 

Structurer, anticiper, élever le niveau d’exigence : la feuille de route indispensable pour le secteur bancaire européen

Dans un environnement rendu plus hétérogène par la réforme, les banques n’ont pas d’autre choix que de renforcer leur capacité à organiser l’information. La première priorité consiste à garantir un accès fiable aux données de durabilité de leurs contreparties. Cela suppose d’instaurer un dialogue étroit avec les entreprises financées, d’expliciter les attentes en matière d’information, d’accompagner celles qui ne disposent pas encore de systèmes robustes et d’éviter que la diminution des obligations réglementaires ne devienne synonyme d’opacité.

La seconde priorité concerne l’intégration rigoureuse de la double matérialité. Les modèles internes doivent évoluer pour intégrer pleinement les risques physiques, les risques de transition et les liens de dépendance qui structurent la chaîne de valeur. L’évaluation de la solidité d’une entreprise ne peut plus se limiter à ses ratios financiers : elle doit intégrer la crédibilité de sa trajectoire ESG, particulièrement dans un contexte où la transparence devient plus variable.

Enfin, la troisième priorité porte sur la gouvernance interne. Les fonctions Risques, Finance, Conformité, RSE et Audit doivent renforcer leurs interactions. Les comités des risques doivent intégrer systématiquement les scénarios climatiques dans leur appréciation stratégique. Les comités d’audit doivent être capables d’apprécier la qualité méthodologique des analyses de matérialité. Les équipes en contact avec les entreprises doivent acquérir une familiarité suffisante avec les enjeux de transition pour interroger, comprendre et évaluer les trajectoires de leurs clients. Il ne s’agit pas d’ajouter une couche supplémentaire de complexité, mais de faire en sorte que la durabilité devienne une dimension naturelle du raisonnement bancaire.

En définitive, le détricotage partiel de la CSRD ne simplifie pas la tâche des banques. Il déplace la responsabilité d’une partie de la transparence vers celles qui en ont le plus besoin. Là où la norme recule, l’analyse doit progresser. Là où la réglementation s’allège, la vigilance doit s’intensifier. Les établissements financiers deviennent ainsi les gardiens de la cohérence d’un dispositif rendu plus fragile, mais toujours essentiel à la crédibilité de la finance durable européenne.

Au-delà de ces priorités opérationnelles, une quatrième dimension émerge déjà comme déterminante pour les années à venir : la capacité des banques à structurer un écosystème de données partagé avec leurs clients, leurs superviseurs et l’ensemble de la chaîne de valeur. Dans un contexte où la simplification réglementaire accroît l’hétérogénéité de l’information extra-financière disponible, les établissements financiers les plus avancés chercheront à mettre en place des dispositifs mutualisés de collecte et de standardisation des données, intégrés à des référentiels internes et à des cadres contractuels incluant des exigences minimales de transparence.Ces infrastructures, qui associent standards techniques, capacités de vérification et outils d’analyse prospective, deviendront le socle sur lequel pourra se reconstruire une forme d’homogénéité perdue. Elles transforment le rôle traditionnel de la banque : d’intermédiaire financier, elle devient un acteur structurant de l’information ESG, capable de compenser les angles morts de la réforme et de soutenir l’alignement de l’économie réelle avec les objectifs climatiques. Cette dimension pourrait progressivement devenir un élément clé de la crédibilité et de la robustesse de la finance durable européenne.