La pandémie bouscule les économistes. Sauront-ils nous aider à appréhender l’incertitude de notre avenir collectif ? Annie Cot, historienne de la pensée économique, rappelle que la prétention à prévoir ce que sera notre avenir collectif fait, depuis trois siècles, l’objet de vifs débats.
Cette tribune a été publiée dans l'édition du Monde datée du 4 septembre 2020
Le hasard, le risque et l’aléa deviennent des objets de la pensée économique européenne à partir du XVIIe siècle. Les calculs mathématiques de probabilités proposés par Blaise Pascal (1623-1662) et Pierre de Fermat (1601-1665) sont rapidement appliqués à des questions très concrètes : prévisions démographiques, jeux de hasard, taux des rentes viagères…
Mais ce recours aux probabilités suscite des interrogations philosophiques. En 1739, le philosophe et économiste écossais David Hume (1711-1776) défend qu’il est logiquement impossible de passer d’une accumulation de séries statistiques – photographie du passé – à l’énoncé d’une loi universelle propre à prédire le futur. Ce « problème de l’induction » concerne directement les calculs de probabilités : toute prédiction de l’avenir inférée d’une répétition d’événements passés relèverait d’une pensée coutumière et paresseuse – d’un « pari imprudent » –, et non d’une démarche logique rigoureuse.
A quelques exceptions près – Richard Cantillon (1680-1734), Jean-Baptiste Say (1767-1832), qui font du risque le ressort du profit de l’entrepreneur –, les économistes du XVIIIe siècle ne se saisissent pas de la question du risque. Depuis ses origines, la théorie économique définit son horizon épistémologique à partir de la physique, non des mathématiques ou de la philosophie. C’est donc la mécanique du XIXe siècle qui conduit les économistes à fonder leurs modèles sur une conception déterministe et causale de l’équilibre, qui ne prend en compte ni les anticipations ni le risque.
Le risque opposé à l’incertitude
Le début du XXe siècle modifie cette perspective : les théories de la relativité et des quanta suscitent l’intérêt des économistes pour l’incertitude et la prévision d’un avenir risqué. Il y a exactement un siècle, en 1921, l’économiste américain Frank Knight (1885-1972) pose les fondements analytiques des théories économiques contemporaines de l’incertitude en opposant le risque, que l’on peut mesurer en termes de probabilités, à l’incertitude radicale, qui se caractérise par l’impossibilité de la prévoir ou de la mesurer.
« En 1921, Keynes démontre l’impossibilité pour les économistes d’élaborer des modèles mathématiques qui leur permettraient de théoriser le long terme »
Mais c’est aussi en 1921 qu’apparaît une critique radicale de cette approche. John Maynard Keynes (1883-1946) publie sa thèse de doctorat en mathématiques, sur laquelle il travaille depuis quinze ans. Il y démontre l’impossibilité méthodologique et philosophique pour les économistes d’élaborer des modèles mathématiques qui leur permettraient de théoriser le long terme.
Sa critique s’adresse aux deux grandes conceptions des probabilités qui coexistent depuis le XVIIe siècle. La première, « objective », repose sur la projection dans le futur de la répétition d’éléments passés. Keynes reprend ici la critique de Hume : rien ne permet de penser que ce qui fut hier se répétera nécessairement demain. La seconde conception, « subjective », enracine les anticipations des individus dans leurs croyances, leurs opinions, leur goût ou leur aversion pour le risque. Pour Keynes, ce sont autant d’éléments qui ne peuvent être quantifiés mathématiquement pour servir de fondement à des modèles d’anticipation. Il rejette ce « jargon de la quantité » des modèles économiques, qui cherchent à mesurer l’avenir sans fondations logiques solides.
Depuis un siècle, les techniques mathématiques se sont affinées, mais le débat reste entier. Dans leur grande majorité, les économistes considèrent qu’en dehors des situations d’incertitude radicale, leurs modèles prévisionnels sont fiables. Mais si l’on retient la leçon de Keynes, reprise dans son ouvrage majeur, la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt de la monnaie (1935), « il n’existe aucune base sur laquelle il soit possible de former une probabilité calculable », puisque « nous ne savons tout simplement pas » ce qui se produira dans le futur.
« We simply do not know »… Et si l’actualité lui donnait raison ?