François Geerolf et Thomas Grjebine soulignent qu’une aide financière des pays d'Europe du Nord à ceux du Sud serait à l’avantage des premiers, qui exportent massivement vers les seconds.
Par François Geerolf et Thomas Grjebine.
L’accord obtenu le 9 avril par les ministres des Finances européens est encourageant, avec un plan de plus de 500 milliards d’euros. Si ce montant est encore faible par rapport aux besoins prévisibles, c’est un succès tant les perspectives paraissaient sombres en milieu de semaine.
Cependant, l’accord ne fait que masquer les désaccords sous-jacents entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud. Au Sud, on pense qu’on ne pourra sortir de la crise sans la création d’un "instrument de dette commun". Une telle mutualisation des coûts sans un contrôle des politiques économiques est toujours une ligne rouge pour les pays du Nord – ce qu’a rappelé le ministre néerlandais à l’issue de la réunion.
Les stéréotypes stigmatisant le sud de l’Europe, qui vivrait "au-dessus de ses moyens", sont ainsi réapparus dans la presse et les déclarations politiques du Nord dès les premiers signaux de la crise. Le Premier ministre portugais a de son côté qualifié de "répugnant" le discours de son homologue néerlandais, selon lequel les pays du Sud n’avaient pas assez épargné pour faire face à l’épidémie.
Il est pourtant paradoxal d’expliquer aux pays du Sud qu’ils se sont comportés comme des cigales alors qu’ils agissent depuis le début des années 2000 comme les "consommateurs en dernier ressort" de la zone euro. Le succès industriel allemand n’aurait en effet pas été possible si les pays du Sud ne leur avaient pas servi de débouché, et si leurs gouvernements n’avaient pas stimulé leur demande interne, notamment en accumulant des déficits publics.
Rappelons qu’un pays enregistre un excédent extérieur lorsqu’il épargne plus qu’il n’investit (solde extérieur = épargne − investissement). Or, les pays du Nord ont mené des politiques de compression de la demande et d’augmentation de leur épargne. En économie fermée, une telle politique aurait abouti à une baisse durable de l’activité et de l’emploi. Grâce à la liberté des échanges du marché unique et à l’absence de risque de change en zone euro, les pays du Nord ont pu produire davantage que ce qu’ils consommaient.
Arguments moraux
Les politiques économiques mises en œuvre au Nord y ont d’ailleurs limité la consommation et l’investissement. En Allemagne, la compression de la demande menée par les chanceliers Gerhard Schröder et Angela Merkel sont pour beaucoup dans les excédents extérieurs apparus au début des années 2000 et devenus depuis quatre ans les plus importants au monde. Les hausses des impôts des ménages, notamment indirects (TVA, taxes sur l’énergie), ont fortement affecté la consommation des classes moyennes et des milieux modestes ; de même que la forte réduction des dépenses sociales et des pensions de retraite. Au total, les ménages allemands ont supporté entre 2001 et 2018 l’équivalent d’une hausse d’impôts de plus 5 points de PIB !
Une telle politique n’a été possible que parce que les pays du Sud menaient symétriquement une politique de soutien de la demande. Cette divergence explique en grande partie les excédents commerciaux allemands : à la demande interne en berne a été substituée une demande externe.
La survie de la zone euro exige de sortir d’un jeu de dupes. Les pays du Nord ne peuvent pas continuer à dénoncer par des arguments moraux un fonctionnement de la zone euro sur lequel repose leur modèle économique : les déficits du Sud sont le pendant du succès industriel du Nord. Les pays du Nord doivent accepter un grand « plan Marshall » au bénéfice des pays les plus touchés.
Il est ici moins question de solidarité que de l’intérêt bien compris de Berlin : l’absence d’un tel plan renforcerait au Sud les velléités de sortie de la zone euro, ce qui fragiliserait considérablement le modèle économique allemand. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis n’avaient pas hésité à réaliser de tels transferts vers l’Europe de l’Ouest, ce qui leur avait permis de recycler leurs surplus commerciaux tout en renforçant la prééminence de leur appareil productif.
Rééquilibrer la demande
Ce plan Marshall européen ne doit pas être conditionné à l’imposition de politiques de rigueur qui transformeraient la crise sanitaire en crise économique de longue durée. Dans l’accord européen de ce jeudi, seules les dépenses de santé sont éligibles sans conditions, mais les dépenses les plus importantes – sociales et économiques – resteront conditionnées.
Les pays du Nord ont ainsi gagné sur l’essentiel. Les pays du Sud jugent humiliante cette conditionnalité, d’autant plus injuste que l’Italie n’a pas connu de déficit primaire (hors intérêts de la dette) depuis 1992, contrairement à l’Allemagne ou à la France ! Sa mauvaise situation économique s’explique davantage par les stratégies non coopératives adoptées par ses voisins du Nord qui ont privé ses exportateurs de débouchés, que par un soi-disant comportement de cigale.
Pour survivre dans la durée, la zone euro a surtout besoin d’un rééquilibrage de la demande. Pour cela, le Nord doit consommer davantage que ces dernières années, par exemple en baissant la TVA ou en augmentant les dépenses sociales. Cela soulagerait les exportateurs du Sud et permettrait de diminuer les dettes vis-à-vis du Nord. De quoi assurer la pérennité de la zone euro, tout en servant aussi bien l’intérêt de l’Allemagne que celui de ses partenaires européens !
François Geerolf est économiste à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA).
Tribune parue dans Le Monde le 10 avril 2020 et sur le blog du CEPII le 15 avril.