Comprendre les réactions des individus face aux politiques publiques

Mention spéciale au Prix de thèse d’économie 2021 de l’AFSE, Raphaël Lardeux présente les résultats de ses recherches sur les comportements des agents face aux politiques publiques, menées sous la direction d’Etienne Lehmann à l’Université de Paris 2 – Panthéon Assas. Ces travaux soulignent en particulier la nécessité d’appréhender et d’anticiper les réactions complexes et hétérogènes des individus lors de la mise en place des politiques fiscales et sociales.

Lorsqu’ils conçoivent des politiques publiques, les gouvernements cherchent à anticiper les réactions comportementales de leurs citoyens face aux incitations économiques qu’ils mettent en œuvre. Pour cela, les économistes captent ces réponses dans des paramètres d'élasticité qu'ils utilisent ensuite en vue de prévoir les ajustements individuels à l'égard de réformes futures. Que se passe-t-il cependant si les individus ne se comportent pas tel qu’attendu de la part d’un agent économique traditionnel ? S'ils sont influencés par la manière dont la réforme leur est présentée ? ou tiennent compte d'informations non pertinentes au cours de leur prise de décision ? Toute réaction imprévue de leur part peut alors engendrer des coûts supplémentaires ou à une allocation sous-optimale des ressources publiques. Il apparaît ainsi nécessaire d'expliciter les comportements individuels afin de pouvoir transposer à d’autres contextes les réponses comportementales mesurées dans un cadre spécifique.

Cette thèse s'inscrit dans une littérature récente en économie publique comportementale, qui tire parti d'une longue tradition de recherche en économie comportementale afin de mieux comprendre le comportement des citoyens face aux transferts publics et de proposer de nouveaux instruments de politique publique.

Ainsi, le seuil d'entrée dans l'impôt sur le revenu français concentre des enjeux d'incitation au retour en emploi. Cependant, pour que les contribuables y réagissent, encore faut-il qu'ils les perçoivent et les comprennent malgré la complexité du système fiscal. Le premier chapitre de cette thèse met en évidence une confusion quant à la localisation du seuil d'entrée dans l'impôt sur le revenu (IR) français. Face à une discontinuité locale du barème d'imposition, les contribuables qui le peuvent ont intérêt à ajuster leur revenu imposable afin de se situer en-dessous, ce qui génère par agrégation une masse locale dans la distribution du revenu imposable (Saez, 2010). Ce phénomène s'observe au seuil d'entrée dans l'impôt sur le revenu français (« seuil de mise en recouvrement » - SMR) sur le champ des bénéficiaires d’obligation alimentaire, témoignant ainsi de réponses comportementales à des incitations fiscales en ce point (cf. figure). Cependant, les contribuables qui négligent le minimum de mise en recouvrement de l’IR peuvent considérer à tort un « seuil d’imposition » (SI) erroné, sans aucune implication économique mais saillant dans la documentation fiscale. Ils perçoivent alors une tranche d’imposition illusoire entre le SI et le SMR. Empiriquement, la présence d’une masse au SI atteste l’existence de ce type de comportement. Ces erreurs d'optimisation sont-elles dues à une rationalité défaillante ou à une perception erronée du barème ?

 

Figure : Barème d’imposition perçu et distribution du revenu imposable

Note: Axe de gauche : Distribution du revenu imposable centrée autour du seuil de mise en recouvrement (SMR), exprimée en nombre de contribuables par tranches de 25 €. Axe de droite : barème effectif d’imposition des revenus 2011 et tranche d’imposition illusoire, exprimés en montant d’impôt sur le revenu (en euros) par niveau de revenu imposable. Champ : bénéficiaires d’obligation alimentaire, hors retraités, France métropolitaine. Source : POTE 2011.

Ce chapitre montre que, à barème effectif constant au cours du temps, les contribuables réagissent rationnellement aux changements d'incitations fiscales qu'ils perçoivent d'une année sur l'autre au niveau du seuil d'imposition erroné (SI). Ces ajustements dynamiques révèlent une « influence comportementale croisée » du SI (behavioral cross-influence), nouveau paramètre introduit par Farhi et Gabaix (2020) dans un cadre de taxation optimale avec agents comportementaux. En soulignant l’importance des déformations de la perception du barème d’imposition, cette analyse empirique met en garde contre un potentiel biais de sous-estimation des élasticités comportementales qui seraient mesurées uniquement par rapport au barème effectif.

Plutôt que de se focaliser exclusivement sur l’un des deux seuils, les ajustements observés révèlent que les contribuables les prennent tous deux en considération et assignent à chacun une certaine probabilité d’être le véritable point d’entrée dans l’impôt sur le revenu. Le poids accordé au véritable SMR est faible en moyenne, hétérogène dans la population et plus élevé chez les télé-déclarants, qui ont aisément accès à un simulateur en ligne et à une documentation fiscale détaillée sur Internet.

Le recours aux droits se constitue en France comme un enjeu central des politiques sociales (Antunez et al., 2020). Définir des interventions adaptées en vue d’agir efficacement sur le recours aux prestations sociales comme à l'assurance chômage requiert au préalable d'en identifier l'origine (Currie, 2006). Est-ce que ce non-recours résulte d'un manque d'information ? ou d'un défaut d'attention au moment d'effectuer les démarches requises ? Le deuxième chapitre de cette thèse, rédigé conjointement avec Béatrice Boutchenik (LEDa Paris Dauphine & Insee) étudie l'impact d'un courrier informatif sur le recours aux extensions de droits à l'assurance chômage. En France, plus d'un allocataire sur deux travaille durant son épisode de chômage. Au-delà d'une durée travaillée minimale, chaque contrat de travail effectué permet d'étendre la durée d'indemnisation potentielle. Pour cela, le contrat doit être certifié au moyen d’une attestation employeur envoyée à Pôle Emploi par le salarié et par son employeur. Or entre octobre 2013 et septembre 2014, pour un tiers des allocataires éligibles, certains contrats n'avaient pas été certifiés, représentant une durée non-certifiée d'un mois et demi en moyenne.

Depuis la réforme des Droits Rechargeables du 1er octobre 2014, les chômeurs en fin de droits reçoivent automatiquement un courrier précisant les démarches à effectuer pour faire valoir un éventuel prolongement de leur indemnisation, dans la mesure où ils auraient travaillé récemment. Ce document les informe de leur situation et leur rappelle d'envoyer leurs attestations employeurs. Nous évaluons l'effet de ce courrier sur les comportements de certification par une régression sur la discontinuité de traitement introduite par la date de la réforme.

La réception de ce courrier a conduit les demandeurs d’emploi à transmettre davantage leurs attestations employeurs, validant ainsi plus de droits, pour une incidence moyenne évaluée à trente jours d’indemnisation potentielle supplémentaire. La proportion d'allocataires ne certifiant qu'une partie de leurs contrats de travail a diminué de 14 points. Le courrier a eu un rôle informatif pour les personnes n’ayant jamais ou peu été au chômage par le passé, dont il a principalement réduit le non-recours total, consistant à ne certifier aucun contrat de travail. Il a eu un rôle de rappel pour les personnes plus expérimentées ayant connu jusqu'à trois épisodes de chômage, qui pouvaient oublier d'envoyer certaines de leurs attestations employeur ou avoir tendance à procrastiner (non-recours partiel). Enfin, aucun effet ne ressort significatif pour les allocataires dans leur cinquième épisode de chômage ou au-delà.

Confrontés à un environnement informationnel complexe et dotés de capacités cognitives limitées, les individus effectuent leurs choix en allouant leur attention aux dimensions de leur environnement les plus saillantes et les plus importantes.  En réduisant leurs ressources cognitives, toute charge mentale met ce processus de décision en péril, ce qui peut accroître les risques d’erreur de leur part et réduire leurs performances (Mullainathan et Shafir, 2013). Le troisième chapitre de cette thèse, coécrit avec Clémence Berson (Banque de France & LIEPP) et Claire Lelarge (Université Paris-Saclay & CEPR) propose une mesure de la charge mentale associée aux contraintes financières qui pèsent sur les salariés.

Chaque trimestre, l’enquête Emploi interroge un échantillon de salariés sur leur niveau de salaire mensuel. Nous construisons une mesure de leur incertitude à l’égard de leur propre salaire en mettant cette valeur déclarée en regard de leur salaire enregistré par l’administration fiscale, tout en contrôlant des biais de réponse et de déclaration de valeurs arrondies. Nous estimons ainsi que les travailleurs connaissent leur propre salaire avec un degré d’incertitude de 10 %, ce qui correspond, dans le cadre d’un modèle d’extraction de signal, à un degré d’attention variant de 30 % à 84 % selon leur niveau d’éducation, de salaire, leur sexe et leur ancienneté professionnelle.

L’évolution de ce degré d’attention au cours du mois rend compte d'une charge mentale associée à des contraintes financières parmi les 30 % de salariés dotés des salaires les plus faibles. De fait, l’attention qu’ils portent à leur propre salaire suit un cycle mensuel : elle s’accroît de 17 points durant les 10 jours qui précèdent le jour de paie puis chute instantanément une fois cette date passée. Au contraire, le degré d’attention des salariés plus aisés présente un profil infra-mensuel nettement plus stable.

 

Références :

Antunez, Kim, Laura Castell, Etienne Perron-Bailly, Marc Gurgand, Clément Imbert, et Todor Tochev (2020), « Les rendez-vous des droits des caf : quels effets sur le non-recours ? » Les Dossiers de la DREES 47, Ministère des Solidarités et de la Santé.

Berson, Clémence, Raphaël Lardeux et Claire Lelarge (2021), « The Cognitive Load of Financing Constraints: Evidence from Large Scale Wage Surveys », London, Centre for Economic Policy Research. Discussion Paper 16541.

Boutchenik, Béatrice et Raphaël Lardeux (2020), « The Take-Up of Unemployment Benefit Extensions », Document de travail de la DESE, Insee, N°G2020/02.

Currie, Janet (2006), The Take-Up of Social Benefits, 80–148. Russell Sage Foundation.

Farhi, Emmanuel et Xavier Gabaix (2020), « Optimal taxation with behavioral agents » American Economic Review, 110, 298–336.

Gabaix, Xavier (2019), « Behavioral inattention » In Handbook of Behavioral Economics - Foundations and Applications 2 (B. Douglas Bernheim, Stefano DellaVigna, and David Laibson, eds.), volume 2, chapter 4, 261 – 343, North-Holland.

Lardeux, Raphaël (2021), « Behavioral Cross-Influence of a Shadow Tax Bracket : Evidence from Bunching where Income Tax Liabilities start », CRED Working Paper, N°2021-5.

Mullainathan, Sendhil et Eldar Shafir (2013), Scarcity : Why having too little means so much. Times Books / Henry Holt and Co.

Saez, Emmanuel (2010), « Do Taxpayers Bunch at Kink Points? » American Economic Journal: Economic Policy, 2, 180–212.