Ce que la science économique doit à Harold Hotelling (1895-1973)

Harold Hotelling (1895-1973) n’est pas le plus connu des économistes-mathématiciens américains du XXe siècle, mais chacune et chacun dans la profession sait que la discipline lui doit beaucoup, en particulier dans les domaines de l’économie du bien-être, de la concurrence spatiale, et des ressources naturelles. Dans un article paru il y a quelques semaines dans le Journal of Economic Literature, co-écrit avec Marion Gaspard et Thomas M. Mueller, nous revenons sur le parcours intellectuel hors normes de Hotelling et sur l’actualité de ses travaux, à partir d’un examen inédit de ses archives professionnelles.

 

Harold Hotelling (1895-1973) n’est pas le plus connu des économistes-mathématiciens américains du XXe siècle, mais chacune et chacun dans la profession sait que la discipline lui doit beaucoup, en particulier dans les domaines de l’économie du bien-être, de la concurrence spatiale, et des ressources naturelles. On parle ainsi de loi de Hotelling en théorie de la concurrence (Hotelling 1929), de règle de Hotelling en économie des ressources épuisables (Hotelling 1931a), de lemme de Hotelling en théorie de la firme (Hotelling 1932), ou encore de loi T2 de Hotelling en statistiques et économétrie (Hotelling 1931b). Hotelling a également été l’un des premiers à dispenser des cours d’économie mathématique, en l’occurrence à l’Université de Columbia (New York) dès les années 1930, formant des étudiants appelés à un brillant avenir comme Kenneth Arrow, Milton Friedman, ou encore William Vickrey. Paul Samuelson considérait Hotelling comme faisant partie des grandes figures de la discipline. Décédé en 1973, il n’a pas eu le temps d’être pleinement reconnu par ses pairs, qu’un prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel aurait certainement pu récompenser.

Un parcours intellectuel éclectique, retracé grâce à l’exploitation d’archives inédites

Économistes et historiens ont jusqu’à récemment prêté une attention distraite aux contributions de Hotelling. Un projet de recherche financé par la European Society for the History of Economic Thought (ESHET – https://www.eshet.net/) a permis, entre autres livrables, la rédaction d’un article de synthèse sur la trajectoire intellectuelle et professionnelle de Hotelling, publié il y a quelques semaines dans le Journal of Economic Literature (vol. 62(3) – https://doi.org/10.1257/jel.20231700). Sur la base d’archives inédites, cet article met en exergue non seulement les contributions décisives de Hotelling à plusieurs champs de la discipline, mais aussi ses positions épistémologiques quant au rôle des mathématiques en économie, au réalisme des modèles, et au lien entre recherche académique et politiques publiques.

Après un cursus de journalisme à l’Université de Washington (Seattle) dans les années 1910, Hotelling a bifurqué vers les mathématiques (Princeton) puis la statistique (Stanford) et enfin l’économie (Columbia), avec d’importants travaux dans les années 1920 et 1930, avant de se consacrer à partir du milieu des années 1940, depuis son nouveau fief de l’Université de Caroline du Nord, au développement des départements de statistiques aux Etats-Unis, sans toutefois perdre son intérêt pour les sujets économiques – s’il n’a plus publié en économie après la Seconde Guerre Mondiale, ses archives de l’époque contiennent des brouillons, notes et courriers dans la continuité de ses travaux des années 1930.

Un pionnier de l’économie mathématique aux Etats-Unis

Dès les années 1920, Hotelling a souhaité importer en économie les méthodes les plus avancées de la statistique et des mathématiques (notamment le calcul des variations et la géométrie différentielle) non seulement à des fins heuristiques, mais aussi pour clarifier et rendre plus transparents les raisonnements économiques. Dans un article de 1936 intitulé « Some Little Known Applications of Mathematics », il précise ainsi que les mathématiques ont peu de choses à dire sur la véracité ou la pertinence des politiques de laissez-faire. En revanche, elles donnent à voir les conditions et hypothèses à respecter pour que les bienfaits du laissez-faire soient démontrés. Dit autrement, et de façon générale, pour Hotelling, les mathématiques étaient là pour révéler les présupposés, parfois cachés, faisant le succès de certains raisonnements économiques. L’avenir de l’économie comme science devait alors passer, selon lui, par une formation robuste des étudiantes et étudiants en mathématiques et statistiques.

On le sait, la mathématisation de l’économie a connu son momentum après la Seconde Guerre Mondiale, avec le renouvellement du programme de recherche sur l’équilibre général et les développements progressifs de l’économétrie. L’économie mathématique appelée à d’importants succès, celle à la Gérard Debreu – qui lui vaudra le prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel en 1983 –, a cependant pris le chemin de l’abstraction et d’une validité reposant avant tout sur la cohérence interne des modèles, au détriment du réalisme des hypothèses. Hotelling ne partageait pas cette vision. Il considérait certains outils abstraits comme peu adaptés aux dynamiques économiques – il n’a pas fait usage de la topologie en économie par exemple alors qu’il y avait consacré ses travaux de thèse à Princeton. La construction de modèles mathématiques sophistiqués ne signifiait pas, pour lui, un renoncement au réalisme de certaines hypothèses ni un éloignement des réalités pratiques de la vie économique. Souvenons-nous que dans les années 1920 et 1930 aux Etats-Unis, y compris à Columbia, c’était l’âge d’or de l’économie institutionnaliste. Et si Hotelling s’est toujours revendiqué de l’économie mathématique plus que de l’institutionnalisme, il n’opposait pas mathématisation et souci du concret, dialoguant avec l’ensemble de ses pairs, quelles que soient leurs obédiences méthodologiques. 

Pour une science au service de la décision publique

On trouve ainsi derrière la plupart de ses modèles, y compris les plus abstraits, une attention constante au réalisme et à la pertinence empirique des mécanismes décrits. Ses archives révèlent par exemple que dans son modèle de concurrence spatiale (1929), il n’a pas souhaité intégrer le cas des marchés circulaires, malgré l’insistance de John Maynard Keynes, alors éditeur de l’Economic Journal, au prétexte que de tels marchés devaient être « en pratique extrêmement rares » (lettre à Keynes, 07/09/1928). Quant à son modèle d’exploitation des ressources naturelles épuisables (1931), ses travaux préparatoires non publiés montrent qu’il considérait sa règle de base comme ne s’appliquant qu’à ce qu’on pourrait appeler des actifs épuisables purs, non soumis à frictions ou contraintes géologiques. Il n’était pas question pour lui de l’appliquer au pétrole, au gaz, ou au charbon en tant que tels, ce qui permet de mieux comprendre, rétrospectivement, les interrogations autour des tests empiriques de la règle de Hotelling. Pour ces ressources concrètes, d’autres modèles étaient selon lui à construire.

En fin de compte, on ne peut comprendre la vision de l’économie mathématique portée par Hotelling qu’au prisme de son intérêt profond pour la chose publique. Dès ses années d’étudiant, et plus encore dans le contexte de la Grande Dépression, Hotelling a cherché à mettre son expertise journalistique, puis mathématique, puis économique, au service de choix politiques. Ses contributions théoriques sont ainsi truffées de références à des débats d’actualité ou à des cas pratiques – un mémo du milieu des années 1920 à l’origine de son modèle de concurrence spatiale évoque ainsi les horaires de différentes compagnies ferroviaires sur le tronçon New-York-Chicago comme cas de clustering – et ce qui frappe à la lecture de ses articles, c’est la variété des configurations testées dans ses modèles, de la concurrence parfaite au monopole, en passant par toutes les situations intermédiaires pouvant produire des résultats contrastés selon les objectifs sociaux visés.

Une attention portée à la justice sociale et à l’économie réelle

Sensible aux arguments géorgistes, du nom du philosophe, économiste, et penseur social Henry George favorable à la taxation foncière à la fin du XIXe siècle, Hotelling était vu par ses étudiantes et étudiants comme favorable à certaines formes de socialisme de marché, ce qui peut expliquer les multiples configurations concurrentielles testées dans ses modèles, et son souci maintes fois répétées de porter attention à la justice sociale. Surtout, Hotelling s’est fait le défenseur d’une vision des mathématiques en économie rétrospectivement à la fois fondatrice et originale : exigeante, tournée vers les outils heuristiques les plus avancés, mais sensible aux transformations de l’économie réelle, celle des acteurs et des décideurs dans leur vie de tous les jours.

Dans les années 1920, 1930 et 1940, la discipline économique était secouée de multiples évolutions paradigmatiques, et le contexte socio-politique était fort agité, de la Grande Dépression à la Seconde Guerre Mondiale. Hotelling a poursuivi son projet intellectuel et scientifique avec détermination, laissant une empreinte immense bien que méconnue. Aujourd’hui, alors que la science économique est à nouveau appelée à se réinventer, tant thématiquement (changement climatique, inégalités, dé-mondialisation, etc.) que méthodologiquement (science des données, intelligence artificielle, etc.), la vision portée par Hotelling, conciliant rigueur d’analyse, innovation méthodologique, et attention aux situations économiques concrètes, reste éminemment d’actualité.

L’article support de ce post est disponible sur le site de l’American Economic Association (https://doi.org/10.1257/jel.20231700) ou sur demande par courriel aux auteurs.

 

Références citées

Hotelling, Harold. 1929. “Stability in Competition.” Economic Journal 39 (153): 41–57. https://doi.org/10.2307/2224214.

———. 1931a. “The Economics of Exhaustible Resources.” Journal of Political Economy 39 (2): 137–75. https://doi.org/10.1086/254195.

———. 1931b. “The Generalization of Student’s Ratio.” Annals of Mathematical Statistics 2 (3): 360–78.

———. 1932. “Edgeworth’s Taxation Paradox and the Nature of Demand and Supply Functions.” Journal of Political Economy 40 (5): 577–616. https://doi.org/10.1086/254387.