2022, le choc de l’inflation sur le moral des Français

Depuis 2020, l’Observatoire du bien-être du Cepremap publie, en complément de ses notes de conjoncture trimestrielles, un rapport annuel retraçant les évolutions du bien-être subjectif en France sur l’année écoulée. Nous présentons ici en avant-première les grandes lignes du premier chapitre de cet ouvrage. La perspective d’un retour à la normale en 2022 a volé en éclat avec l’invasion russe en Ukraine. Fin 2022, les grandes dimensions du bien-être subjectif retrouvent des niveaux similaires à ceux de la crise des Gilets jaunes. L’inflation, et surtout la peur que celle-ci s’installe dans la durée, joue un rôle central dans cette dégradation qui, contrairement à l’épisode des Gilets jaunes, ne fait pas apparaître de grande ligne de fracture. Face à un avenir menaçant, la tentation est plutôt de se replier sur le passé et sur l’intime. Les autres chapitres de notre rapport portent sur les représentations de la société française et de la mobilité sociale, sur les conséquences de la généralisation du télétravail et sur le lien entre bien-être et dérèglement climatique.

Une crise de l’inflation

De craintes en déconfinements, l’épidémie de Covid-19 avait, entre 2020 et 2021, entraîné les plus fortes fluctuations de nos indicateurs de bien-être subjectif depuis le début de notre enquête, en 2016. L’année 2022 promettait d’être celle du retour à la normale. En décembre 2022, seule l’augmentation des prix de certains biens durables, reliquat de la perturbation par le Covid-19 des chaînes d’approvisionnement, venait jeter une ombre sur le tableau de la reprise. Cette promesse a rapidement volé en éclats, avec l’invasion de l’Ukraine par les forces russes en 2022. La guerre elle-même et les sanctions contre la Russie ont provoqué une augmentation conjointe des prix alimentaires et de l’énergie, remettant au premier plan les craintes de l’inflation. Le bien-être des Français connaît ainsi un nouveau déclin depuis le premier trimestre 2022. Les inquiétudes quant à l’avenir en général et au devenir du pouvoir d’achat en particulier en constituent le principal ressort.

[Légende : Comme dans l’ensemble des graphiques de ce billet, la bande jaune désigne la période la plus intense des manifestations du mouvement des Gilets jaunes. Les bandes grisées désignent les confinements en France métropolitaine. Le trait vertical pointillé marque le début de la guerre en Ukraine.]

L’inflation a un effet délétère multiple sur la satisfaction dans la vie des ménages français. Dans un contexte où les augmentations salariales restent limitées ou retardées, elle pèse mécaniquement sur le pouvoir d’achat. Nous mettons également en évidence deux effets supplémentaires.

D’une part, les ménages sont très inégalement exposés à l’inflation, en particulier sur les prix de l’énergie et de l’alimentation, ce qui conduit à un impact disproportionné sur certains budgets. Même dans les périodes de faible inflation, l’enquête de conjoncture auprès des ménages (Camme) révèle une large dispersion des niveaux d’inflation ressentie, et un contraste marqué en termes de satisfaction dans la vie entre les ménages qui déclarent ressentir une inflation supérieure à la médiane, et ceux qui déclarent ressentir une inflation inférieure. Tant cette dispersion que cet écart ont augmenté en 2022.

D’autre part, nous avons montré dès 2021 que l’inquiétude à l’égard de l’inflation à venir, en plus de son effet anticipé sur le pouvoir d’achat, pèse sur la satisfaction dans la vie. Avec l’augmentation rapide et visible des prix, ce dernier motif devient important. Nous relevons en effet que si les Français anticipent que l’inflation va rester élevée et peser sur leurs finances dans les mois à venir, leur appréciation de leur situation financière actuelle et celle de leur niveau de vie sont restées stables en 2022.

En d’autres termes, la perte de bien-être en 2022 paraît d’abord liée, pour la grande masse des ménages, à des inquiétudes quant à l’avenir, plus qu’aux difficultés déjà présentes. Ainsi, l’indicateur de bien-être subjectif qui a le plus souffert dans l’année correspond à la question « Quand vous pensez à ce que vous allez vivre dans les années à venir, êtes-vous satisfait de cette perspective ? ». Il a chuté de concert avec l’indice synthétique de confiance des ménages de l’Insee.

2022 n’est pas 2018

La crise des Gilets jaunes avait déjà en 2018 mis en évidence la sensibilité de nombreux ménages à des augmentations de prix, qui étaient pourtant à l’époque d’une ampleur limitée au regard de l’inflation de ces derniers mois. Malgré l’inflation, 2022 n’a pas conduit à une explosion de colère similaire à celle des Gilets jaunes. Pour comprendre cette différence, nous mobilisons une analyse des émotions exprimées sur le réseau social Twitter. Celle-ci révèle que 2018 avait représenté une rupture, avec un effondrement des expressions de la joie, et une augmentation des expressions de colère, de peur et surtout de tristesse.

Si en 2022 la sphère Twitter francophone reste dominée par les sentiments négatifs, la tristesse a considérablement reflué depuis son plus haut niveau – atteint pendant les confinements – et les expressions de joie sont devenues plus fréquentes depuis l’été 2021. L’inflation de 2022 semble perçue comme un choc externe, qui affecte tout le pays, et non plus comme la conséquence de mesures politiques – allant de la taxe carbone au renforcement du contrôle technique automobile – qui remettaient en cause le mode de vie d’une partie de la population.

Repli vers le passé et l’intime

Depuis le début de notre enquête, nous avons relevé le pessimisme des Français quant à l’avenir collectif, qu’il s’agisse des perspectives de la prochaine génération en France ou de celles du reste de l’Europe. De nos indicateurs de bien-être, c’est cet indicateur qui semble ressentir le plus directement la marque de la guerre en Ukraine. Il se maintient à un niveau bas depuis mars 2022, sans les fluctuations des autres indicateurs : l’inquiétude présente porte sur les conséquences matérielles, immédiates de la guerre, les conséquences à long terme venant rejoindre d’autres motifs, comme le dérèglement climatique, dans une évaluation négative de ce que sera la vie de la prochaine génération[1]. Sans surprise, cette vision noire de l’avenir s’accompagne d’un repli vers le passé. En réponse à la question « Certaines personnes aimeraient bien vivre dans une autre époque en France. Si vous aviez le choix, laquelle choisiriez-vous ? », 27% des Français choisissent l’époque actuelle, et autour de 60% une décennie du demi-siècle écoulé. 2022 a vu une augmentation de la part des réponses se portant vers le passé, et une diminution concomitante de la préférence pour la période présente.

Il ne s’agit toutefois pas d’un repli vers un état idéal de la France : une large partie des gens qui choisissent le passé sélectionnent la décennie de leurs 20 ans. Il s’agit donc d’abord de la nostalgie de leur jeunesse, qui colore sans doute leur vision du pays à l’époque.

Dans le même temps, nous observons que les quelques évolutions positives de notre tableau de bord du bien-être relèvent de la sphère personnelle. Depuis le début de notre enquête, les Français n’ont jamais déclaré être aussi satisfaits de leur travail et de leurs relations de travail, ainsi que de l’équilibre de leurs temps de vie. La généralisation de modes de travail plus souples, à commencer par le télétravail, n’est peut-être pas étrangère à ce phénomène. Enfin, la satisfaction quant aux relations avec les proches reste un des points les plus positifs, et le sentiment de pouvoir disposer du soutien de ses proches se maintient à un niveau élevé chez les femmes.

Références

A. Prati et M. Perona (2022), « Le Bien-être à l’épreuve de l’inflation », Note de l’Observatoire du Bien-être, 2022-14, Cepremap.

M. Perona et C. Senik (2023), Le Bien-être en France, Rapport 2022, Cepremap, à paraître.

M. Perona et C. Senik (2022), Le Bien-être en France, Rapport 2021, Cepremap.

T. Renault (2022), Le Bonheur est sur Twitter, Coll. des Opuscules du Cepremap, 59, Rue d’Ulm et Cepremap.

 

[1] Nous consacrons un chapitre à part de notre rapport sur les enjeux et conséquences du dérèglement climatique à l’aune du bien-être subjectif. Il s’agit en effet d’un sujet qui dépasse la dimension conjoncturelle et demande de se plonger dans un temps plus long.