Bien que le capital humain constitue un facteur économique fondamental, le niveau d’éducation de la population varie fortement au niveau géographique. La concentration des compétences observée dans certains marchés du travail locaux influence les inégalités régionales et, si elle révèle l’existence de barrières locales à l’investissement dans le capital humain, pourrait freiner la croissance (Hsieh et al., 2019). Comprendre les origines et les conséquences de ces écarts spatiaux est donc essentiel.
Mon premier chapitre de thèse met en lumière l'importance de la géographie du système d'enseignement supérieur dans la formation de ces écarts spatiaux (Fabre, 2025a, 2025b). J’y montre que les obstacles à la mobilité étudiante, combinés à l'inégale répartition géographique des établissements d'enseignement supérieur, constituent un facteur clé des disparités de niveau d'éducation entre individus, et alimentent la concentration spatiale des compétences à travers les dynamiques migratoires. Ces résultats contribuent à la littérature existante en établissant un lien entre les travaux documentant l'effet causal du lieu de résidence durant l'enfance sur la mobilité intergénérationnelle (Chetty and Hendren, 2018; Chyn and Katz, 2021) et ceux examinant les causes des disparités de revenus entre marchés du travail locaux (Combes et al., 2008; Dauth et al., 2022; Card et al., 2023).
La géographie du système d'enseignement supérieur : une répartition inégale qui contraint les choix de poursuite d’études
Figure 1 : Carte de la répartition des capacités d'accueil en première année de licence et en CPGE en France métropolitaine

Guide de lecture : les départements sont classés selon leur position dans la distribution de leurs capacités d'accueil dans ce type de formations. Les départements en blanc se situent au bas de la distribution : ils représentent ensemble moins de 5 % de l’offre totale. À l’inverse, les départements en rouge sont en haut de la distribution : la moitié de l’offre totale y est concentrée.
Source : Fabre (2025a)
Les données géolocalisées réunissant l'ensemble des établissements d'enseignement supérieur en France métropolitaine permettent d'établir un premier constat : l'offre de formations d'enseignement supérieur est largement inégalement répartie entre départements. Sur les 96 départements de France métropolitaine, dix ne proposent aucune formation en licence ou en Classe Préparatoire aux Grandes Écoles (CPGE). Au total, comme l’indique la Figure 1, 50 % des capacités d'accueil en licence et en CPGE sont concentrées dans seulement 12 départements, tandis que la moitié des départements ne totalise que 5 % des places disponibles pour ces formations.
Figure 2 : Relation entre la répartition spatiale des capacités d'accueil en première année de licence et de CPGE et celle des effectifs des élèves du secondaire

Guide de lecture : l’axe des abscisses indique la distribution cumulée de l’offre de capacités d'accueil par département, et l’axe des ordonnées la distribution cumulée correspondante de la population des élèves du secondaire. Les départements sont classés selon la part des capacités d'accueil qu'ils concentrent. Par exemple, les départements regroupant 25 % de l’offre totale de places en première année de licence et de CPGE concentrent 50 % des effectifs du secondaire.
Source : Fabre (2025a)
Cette répartition géographique des capacités d’accueil en licences et en CPGE pourrait néanmoins n’être que le reflet de la distribution des élèves sur le territoire. La Figure 2 montre au contraire que la distribution spatiale de ces formations ne correspond pas à celle des effectifs du secondaire. Les départements qui concentrent moins de 5 % des capacités d'accueil en première année de licence et de CPGE accueillent en effet 25 % des élèves du secondaire. Il existe donc un déséquilibre géographique entre cette offre de formations et la demande, i.e. les étudiants. Au total, ce déséquilibre géographique suggère qu'une part importante des élèves se trouve confrontée à une offre locale de formations d'enseignement supérieur très restreinte. En effet, plus de 10 % des élèves ne disposent d’aucune licence, CPGE, écoles d’ingénieur ou de commerce dans un rayon de quarante kilomètres autour de leur domicile. Un quart des élèves n’ont accès qu’à sept licences universitaires et trois CPGE ou moins dans ce périmètre. Chaque formation correspondant à une spécialité donnée, ces faibles densités d’offre impliquent une diversité très limitée de choix de filière près du lieu de résidence. Par exemple, 10 % des élèves doivent parcourir au moins 92 kilomètres pour accéder à une licence en médecine.
La concentration géographique des formations d'enseignement supérieur n’aurait cependant aucune conséquence sur les choix d’orientation des élèves en l’absence de coûts de mobilité, qu’ils soient monétaires ou non, pouvant inclure les frais de déplacement vers le lieu d’étude, le loyer, ainsi que l’impact émotionnel lié à l’éloignement de la famille et des amis. Les comportements d’inscription observés suggèrent cependant que de tels coûts existent et influencent significativement les décisions d’orientation : la distance médiane d’inscription n’est que de 25 kilomètres.
Au total, l’interaction entre les obstacles à la mobilité étudiante et l’inégale répartition géographique des formations de l'enseignement supérieur est susceptible de générer d’importantes inégalités entre les élèves issus de zones bien dotées en établissements et ceux provenant de territoires pouvant être qualifiés de « déserts universitaires », mais l’ampleur de cet effet par rapport à d’autres différences, telles que les écarts de niveau scolaire préexistants, reste une question empirique.
Sur le plus long terme, dans la mesure où les individus choisissent fréquemment de travailler dans leur région d’origine, les frictions à la mobilité étudiante pourraient alimenter les mécanismes de tri des compétences observés sur les marchés du travail locaux. Cet effet reste cependant ambigu : une mobilité accrue des étudiants pourrait aussi alimenter une fuite durable des talents vers les pôles universitaires. L’analyse des flux de migration entre lieux d’origine, d’étude et d’entrée sur le marché du travail, effectuée à partir des données issues des Enquêtes Génération, montre que plus de la moitié des étudiants qui obtiennent un diplôme d'enseignement supérieur hors de leur département d'origine ne reviennent pas dans ce territoire au moment de leur entrée sur le marché du travail. À l’inverse, seuls 18 % des individus ayant étudié dans leur département d’origine entament leur vie professionnelle dans un autre territoire.
Quantification des conséquences des obstacles à la mobilité étudiante : un arbitrage complexe
Afin de distinguer ces différents mécanismes et de quantifier l’influence des frictions à la mobilité, à la fois sur les inégalités spatiales en matière de réussite éducative et sur le tri géographique des compétences entre marchés du travail locaux, je développe un modèle reliant l’équilibre sur le marché de l’enseignement supérieur aux choix de localisation des individus à leur entrée sur le marché du travail. Ce modèle flexible, estimé grâce aux données Parcoursup et aux Enquêtes Génération, intègre les préférences des étudiants pour les caractéristiques des formations, les critères d’admission des établissements, ainsi que les effets distributifs potentiels à long terme de la mobilité géographique des étudiants sur la répartition de la main-d’œuvre entre marchés du travail locaux. Ce cadre d’évaluation se prête à l’analyse d’un large éventail d’interventions dans le domaine de l’enseignement supérieur et apporte ainsi une contribution plus générale à la littérature.
Les paramètres estimés permettent de simuler les choix d’éducation et d’insertion professionnelle des individus dans un scénario contrefactuel où les frictions à la mobilité sont supprimées, tout en maintenant constante la répartition spatiale des formations. Cet exercice met en lumière que les frictions à la mobilité spatiale des étudiants, combinées à l'inégale répartition des formations d'enseignement supérieur en France, constituent un facteur majeur des écarts de réussite éducative entre territoires d'origine des étudiants : elles expliquent à elles seules un tiers de la variance entre départements dans le taux d’obtention d’une licence.
L’élimination des barrières à la mobilité induit cependant un arbitrage central : bien qu’elle permette à une part significative des étudiants originaires des zones sous-dotées en formations de licence et de CPGE d’atteindre un diplôme plus élevé, elle contribuerait à une accélération des divergences économiques territoriales à travers les dynamiques migratoires. En effet, même si une partie des étudiants retourne dans leur région d’origine, permettant aux déserts éducatifs de bénéficier de l’amélioration de leur niveau d’éducation, la combinaison de salaires plus élevés dans les pôles universitaires et de coûts de migration importants incite les étudiants formés dans ces territoires à y demeurer lors de leur entrée sur le marché du travail.". La suppression des frictions à la mobilité étudiante se traduirait ainsi par une augmentation de 14 % du nombre d’individus originaires des « déserts universitaires » travaillant hors de ces zones, accentuant les inégalités territoriales en termes de masse salariale.
Bourses à la mobilité : concilier développement du capital humain et réduction des inégalités régionales
Offrir à tous les étudiants les mêmes chances, quelle que soit leur région d’origine, et réduire les inégalités entre marchés du travail locaux sont deux objectifs fréquemment mis en avant par les décideurs publics. Les résultats précédents démontrent l’existence d’un arbitrage entre ces deux objectifs. Cet arbitrage peut-il être contourné, et à quel coût ?
Le modèle proposé permet d’explorer les effets d’une politique offrant aux étudiants issus des déserts universitaires une bourse à la mobilité, en contrepartie de l’obligation soit de travailler dans leur région d’origine, soit de rembourser la bourse. Les résultats montrent qu'un tel dispositif permettrait aux zones sous-dotées en formations d'enseignement supérieur d'investir dans leur capital humain local tout en limitant, à long terme, la fuite des talents, pour un coût équivalent à 6 % des salaires d'une cohorte de travailleurs.
Références
Card, D., Rothstein, J., & Yi, M. (2025). Location, location, location. American Economic Journal: Applied Economics, 17(1), 297-336.
Chetty, R., & Hendren, N. (2018). The impacts of neighborhoods on intergenerational mobility I: Childhood exposure effects. The Quarterly Journal of Economics, 133(3), 1107-1162.
Chyn, E., & Katz, L. F. (2021). Neighborhoods matter: Assessing the evidence for place effects. Journal of Economic Perspectives, 35(4), 197-222.
Combes, P. P., Duranton, G., & Gobillon, L. (2008). Spatial wage disparities: Sorting matters!. Journal of Urban Economics, 63(2), 723-742.
Dauth, W., Findeisen, S., Moretti, E., & Suedekum, J. (2022). Matching in cities. Journal of the European Economic Association, 20(4), 1478-1521.
Fabre, A. (2025a). The geography of higher education and spatial inequalities. Working paper.
Fabre, A. (2025b). Géographie du Système d’Enseignement Supérieur et Inégalités Spatiales. Focus, Centre d’Analyse Economique.
Hsieh, C.-T., Hurst, E., Jones, C.I. and Klenow, P.J. (2019), The Allocation of Talent and U.S. Economic Growth. Econometrica, 87: 1439-1474.