Présentation de l’ouvrage « L’économie désirable. Sortir du monde thermo-fossile »

Pierre Veltz présente dans cette note son ouvrage « L’économie désirable. Sortir du monde thermo-fossile », qui a reçu le Prix du livre 2021 de l’AFSE dans la catégorie « Essai ».

Comment atteindre les objectifs très ambitieux de la neutralité carbone en 2050, considérés comme la dernière chance d’éviter une aggravation catastrophique de la crise climatique ? Les récits de la transition présents dans l’opinion publique, mais aussi chez les économistes, sont fortement divergents, voire opposés. Le problème-clé n’est pas tant de trouver des réponses techniques aux défis, mais de concevoir une trajectoire qui ne se traduise pas par des contraintes et/ou des augmentations de prix excessives (une « écologie pour les riches »…), des dégâts sociaux et des blocages, dont la crise des gilets jaunes nous a donné un avant-goût.  A cette nécessité « politique » s’ajoute un deuxième impératif, plus « technique », qui est de prendre en compte les dimensions systémiques de la transition, qui ne peut pas se satisfaire de l’addition des mesures de « verdissement » sectorielles. Au-delà des mesures juxtaposées dont on débat aujourd’hui, il paraît donc nécessaire de réfléchir à un infléchissement global de l’économie, à la question du « quoi produire » (quels biens et services privilégier ?) et pas seulement du « comment produire » (de manière plus efficace et plus sobre). Peut-on concevoir un mix d’activités structurellement plus sobre, sans aggraver les inégalités et en définissant une perspective désirable, en rupture avec l’image souvent punitive de l’écologie. Le cahier des charges est loin d’être simple. Mais si on ne parvient pas à faire de la crise une opportunité pour repenser les orientations globales de nos économies, la trajectoire risque d’être chaotique.

Efficacité et effet Jevons

L’ouvrage s’inscrit dans le prolongement d’un autre livre publié en 2017 dans la même collection du Seuil (La société hyper-industrielle. Le nouveau capitalisme productif) et commence par rappeler les éléments du nouveau contexte productif, caractérisé notamment par la convergence croissante entre les mondes de l’industrie, des services et du numérique et par le passage d’une économie des objets à une économie des usages et des expériences.

La première partie du livre part du constat que nos sociétés n’ont cessé de faire des progrès remarquables en termes d’efficacité, entendue comme le rapport entre une unité de service délivrée et l’énergie et les matières consommées pour la produire. Et les marges d’amélioration restent considérables. Mais l’histoire montre aussi que ces gains, très sensibles au niveau micro-économique, sont systématiquement annulés (et même renversés) au niveau macro-économique. Ceci découle d’un effet omniprésent souvent appelé « effet Jevons », du nom de cet économiste anglais du 19 ème siècle qui avait montré que l’augmentation spectaculaire de l’efficacité des machines à vapeur utilisant le charbon n’allait pas assécher la demande du combustible, comme le craignaient les producteurs, mais au contraire la décupler. Ce schéma (meilleure efficacité de l’offre, envolée beaucoup plus que proportionnelle de la demande) n’a cessé de reproduire et il est surprenant qu’il soit si peu présent dans le débat public. Un exemple très actuel : l’isolation thermique des bâtiments n’aura sans doute qu’un effet très faible, voire nul, sur la dépense énergétique, car il se traduira surtout par une augmentation des températures moyennes (comme on l’a constaté aux USA ou en Allemagne). A cet effet Jevons s’ajoute l’effet de « profondeur technologique », qui exprime l’irrépressible pulsion des producteurs vers une sophistication toujours croissante, et souvent inutile, des biens, extrêmement consommatrice d’énergie et de ressources.

Trois types de sobriété

La poursuite de la voie de l’efficacité est donc indispensable, mais elle nous met dans la position des sujets de la Reine Rouge dans Alice au pays des merveilles : il nous faut courir de plus en plus vite pour rester sur place. L’efficacité doit être impérativement être complétée par des formes de sobriété.

Le problème est de savoir comment spécifier cette notion, en restant éloigné d’une vision simpliste de la réduction générale des consommations et du niveau de vie. Le livre distingue la sobriété de conception et la sobriété d’usage. Cette dernière se décline selon trois dimensions. La première est celle des modes de vie et des choix individuels, dont l’impact est réel, mais modéré. Un deuxième niveau est celui de la « sobriété systémique » : c’est-à-dire de l’impact de nos arrangements collectifs, à structure économique globale donnée. C’est, par exemple, le domaine de l’aménagement de nos territoires et de nos villes. Mais il y a un troisième niveau, plus fondamental, qui au cœur de l’ouvrage :  celui de la « sobriété structurelle », c’est-à-dire celle qui découle de la composition globale de l’économie et des grandes priorités collectives.

Déployer les potentialités de l’économie « humano-centrée »

 Pour répondre au cahier des charges évoqué plus haut – une économie structurellement sobre, socialement désirable, et qui, en particulier, reste créatrice d’emplois de qualité, susceptibles de prendre le relais des réductions d’effectifs inévitables de la transition - l’ouvrage propose de recentrer nos modèles de développement vers l’ensemble des secteurs que j’appelle « humano-centrée » : la santé (au sens très large), l’alimentation, l’éducation, la mobilité, la culture, le divertissement, la sécurité. Il se trouve que ces secteurs sont ceux qui spontanément connaissent aujourd’hui les plus fortes croissances, même si celles-ci sont masquées par le très fort degré de socialisation de certains d’entre eux. Ils consacrent la centralité croissante de l’individu, du corps, de la production et du soin de la vie, qui prend progressivement le relais de l’économie d’accumulation matérielle que nous avons connue depuis les Trente Glorieuses. Le livre souligne aussi le paradoxe qui veut que ces domaines centrés sur l’individu et ses capacités appellent des organisations collectives sophistiquées pour être réellement efficaces : l’exemple de la santé, et de la nécessaire réorganisation de son système d’acteur, en est une bonne illustration. Ils offrent un terrain de jeu privilégié pour l’économie de la donnée (et donc les plateformes) tout en appelant la revalorisation des métiers du lien interpersonnel, trop souvent précarisés et sous-considérés, comme source majeure de création de valeur. Les trajectoires, à cet égard, restent ouvertes, en particulier quant à la place des régulations territoriales.

Plus de local, et plus d’Etat !

Les chapitres suivants reviennent sur le sujet des territoires. Ils interrogent le tournant local, voire « localiste » de nos sociétés, qui se déploie sur un arc-en-ciel idéologique très varié, mais part d’un même postulat : face à l’impuissance des Etats, seul le niveau local serait désormais capable de dessiner des perspectives mobilisatrices. Agissons petit, mais agissons. L’écologie est le langage privilégié de ce retour à la proximité. Le livre défend un point de vue nuancé sur cette exaltation du local. Il souligne le dynamisme révélé par un foisonnement sans précédent d’initiatives et l’énergie du changement qui est ainsi injectée dans la dynamique d’ensemble de la transition. Mais il évoque aussi les risques encourus lorsque la valorisation du local tourne au « localisme » et met en garde contre la sous-estimation systématique, extrêmement répandue, des interdépendances entre territoires, à l’échelle nationale et internationale.

Le dernier chapitre est un plaidoyer pour un retour de l’État dans la définition et la mise en œuvre des politiques de la transition : celle-ci ne résultera pas de la seule addition des initiatives et les politiques locales, aussi créatives soient-elles. S’agissant des grandes voies macro-sociales du changement - fiscalité, finance verte et technologies vertes - la thèse défendue est qu’aucune de ces pistes n’est vraiment en mesure d’impulser un changement de paradigme. Il n’est pas d’exemple historique où un tel changement se soit réalisé autrement que par une forme d’intervention étatique de grande ampleur, des investissements publics massifs et un cadrage de type « planification ».  Nos États, qui ont tellement intériorisé le fait d’être d’abord les garants des marchés, en sont-ils encore capables ? Et comment réinventer ce cadrage sans retomber dans des formes centralisées d’un autre temps ?