Le vote d’adhésion et ses conséquences, ou pourquoi la règle de la majorité relative peut poser problème

Vincent Pons et Clémence Tricaud présentent les résultats de leurs recherches sur les comportements de vote, basées sur les élections législatives et départementales françaises, et récompensées par le Prix Edmond Malivaud 2020 de l’AFSE. Leur étude souligne notamment que les électeurs ne sont sans doute pas aussi stratégiques dans leurs choix que les modèles économiques du vote pourraient le laisser penser. De nombreux électeurs semblent valoriser davantage le vote d’adhésion pour le bénéfice expressif qu’ils en tirent, quitte à contribuer à la victoire du candidat le plus éloigné de leurs convictions. Dès lors, il apparaît que la règle de la majorité relative conduit souvent à des résultats sous-optimaux, qui reflètent mal les préférences des électeurs.

Par Vincent Pons, professeur à Harvard Business School et membre du National Bureau of Economic Research, et Clémence Tricaud, professeure à UCLA Anderson et affiliée au Center for Economic and Policy Research

Introduction

Dans les pays démocratiques, les citoyens sont souvent convaincus que les élections reflètent directement leurs préférences, puisqu’elles élisent le candidat choisi par le plus grand nombre. En réalité, les résultats électoraux sont également influencés par d’autres facteurs, tels que les règles qui régissent la façon dont les voix sont traduites en nombre de sièges, les alliances conclues entre les partis politiques et le comportement stratégique des électeurs.

Lorsque plus de deux candidats se présentent à une élection désignant un seul vainqueur, les citoyens qui soutiennent des candidats sans aucune chance de l’emporter font face à un choix difficile : voter pour leur candidat favori ou pour un autre candidat dont les chances de victoire sont plus grandes. En exprimant leur préférence réelle, les électeurs d’un même camp risquent de diviser leur soutien entre plusieurs candidats et de contribuer à la victoire de candidats plus éloignés de leurs préférences. Le résultat des élections dépend donc de la fraction des électeurs votant de façon expressive (c’est-à-dire exprimant un vote d’adhésion, en fonction de leurs préférences entre les différents candidats uniquement) ou stratégiquement (en fonction du résultat attendu de l’élection).

 

Enjeu Empirique

S’il est clair que plusieurs options s’offrent aux électeurs, il demeure difficile de déterminer dans quelle mesure les citoyens votent de façon expressive ou stratégique. En général, les études existantes demandent aux électeurs pour quel candidat ils ont voté et quel candidat ils préfèrent. Elles décomptent comme stratégiques les électeurs ayant voté pour un candidat différent du candidat le plus proche de leurs convictions. Plusieurs facteurs peuvent fausser les résultats obtenus par cette méthode : par exemple, les électeurs peuvent ne pas se souvenir de leur vote ou affirmer à tort avoir voté selon leurs convictions. Ainsi, jusqu’à présent, les recherches sur l’étendue du vote expressif ou stratégique n’ont pas produit de résultats définitifs.

Nous adoptons une nouvelle approche dans l’article intitulé « Expressive Voting and its Costs: Evidence from Runoffs with Two or Three Candidates » (Le vote expressif et ses conséquences : analyse des seconds tours de scrutins comptant deux ou trois candidats): nous comparons les résultats des élections législatives et départementales françaises selon que deux ou trois candidats sont en lice au second tour. Cependant, les circonscriptions ou cantons comptant deux ou trois candidats qualifiés diffèrent à bien d’autres égards, de sorte que la simple comparaison des résultats dans l’un et l’autre groupe pourrait conduire à des conclusions erronées. Pour isoler l’impact de la présence d’un troisième candidat, nous exploitons la discontinuité engendrée par la règle de qualification pour le second tour: les candidats arrivés en première et deuxième position au premier tour sont éligibles d’office pour le second tour, tandis qu’un troisième candidat se qualifie uniquement s’il obtient un nombre de voix supérieur à 12,5 % des inscrits. Nous comparons les résultats dans les circonscriptions ou cantons dans lesquels le troisième candidat obtient un nombre de voix tout juste supérieur à ce seuil et se qualifie pour le second tour aux résultats de circonscriptions ou cantons dans lesquels il manque la qualification à quelques voix près. Comme l’obtention d’un score de 12,4 % plutôt que de 12,6 % peut être considérée comme aléatoire, la seule différence entre ces élections est la qualification du troisième candidat pour le second tour. On peut donc mesurer l’incidence de la présence de ce candidat au second tour en comparant leurs résultats.

L’étude examine ainsi la façon dont les électeurs s’adaptent à la présence d’un troisième candidat : font-ils le choix, stratégique, de voter pour un des deux candidats arrivés en tête au premier tour, ou le choix, expressif, de voter pour le troisième candidat lorsque celui-ci est plus proche de leurs convictions, y compris lorsque ses chances de l’emporter sont négligeables ?

 

Résultats

L’étude montre que la présence d’un troisième candidat au second tour affecte fortement les résultats des élections législatives et départementales françaises.

Tout d’abord, elle augmente la participation électorale de 4,0 points de pourcentage et réduit la part des votes blancs et nuls de 3,7 points. Dans l’ensemble, elle augmente de 7,8 points la fraction d’inscrits votant pour un candidat: le troisième candidat attire de nombreux électeurs qui, en son absence, n’auraient pas voté pour les deux premiers (Figure 1). Ensuite, la présence d’un troisième candidat au second tour diminue le nombre de voix obtenues par les deux premiers candidats de 6,9 points (Figure 2).

 

Figure 1 : Impact sur la proportion d’inscrits votant pour un candidat

 

Notes : les points représentent les moyennes locales de la variable dépendante (axe des ordonnées). Les moyennes sont calculées au sein d’intervalles de 0,4 points de pourcentage de la variable sur l’axe des abscisses : la marge de qualification du troisième candidat, définie comme la différence entre le nombre de voix de ce candidat (exprimé en proportion du nombre d’inscrits) et le seuil de 12,5 %. Le seuil à partir duquel le troisième candidat se qualifie pour le second tour est représenté par le point zéro sur l’axe des abscisses. Les lignes continues sont un ajustement quadratique.

 

Figure 2 : Impact sur la part des voix des deux premiers candidats

Notes : mêmes notes que pour la Figure 1.

Enfin, et c’est peut-être le point le plus important, la présence du troisième candidat affaiblit principalement le candidat à l’idéologie la plus proche de la sienne et entraîne sa défaite dans 19,2 % des élections (Figure 3). Par exemple, lorsque les deux premiers candidats sont de gauche et de droite, un troisième candidat d’extrême droite, lorsqu’il se qualifie, prend généralement des voix au candidat de droite. De même, lorsque les deux premiers candidats sont de droite et d’extrême droite, un troisième candidat de gauche prend généralement des voix au candidat de droite. Les partisans du troisième candidat qui votent de façon expressive contribuent ainsi à la victoire du candidat aux convictions les plus éloignées des leurs et à la défaite de leur second choix, alors même qu’une majorité d’électeurs auraient privilégié ce dernier.

 

Figure 3 : Impact sur la probabilité de victoire du candidat dont l’idéologie est la plus proche du troisième candidat

 

Notes : les points représentent les moyennes locales de la probabilité que le candidat à l’idéologie la plus proche du troisième l’emporte au second tour. Les moyennes sont calculées au sein d’intervalles de la variable explicative contenant le même nombre d’observations (axe des abscisses). La variable explicative (la marge de qualification du troisième candidat) est mesurée en points de pourcentage. Les lignes continues sont un ajustement quadratique.

 

Conclusion

Le comportement des électeurs qui votent pour des petits candidats est difficile à expliquer dans le cadre des modèles de vote rationnel qui supposent que les électeurs sont motivés uniquement par l’impact de leur vote sur l’identité du vainqueur. Nos résultats indiquent au contraire qu’une bonne compréhension des raisons pour lesquelles les électeurs choisissent de voter pour un candidat plutôt qu’un autre, ou encore de voter plutôt que de s’abstenir, requiert de tenir compte du bénéfice expressif induit par le vote pour son candidat favori. De nombreux électeurs valorisent ce bénéfice expressif plus que les conséquences d’un tel vote pour le résultat de l’élection, en particulier le risque de contribuer à la victoire du candidat qu’ils aiment le moins.

Dans ce cadre, la règle de la majorité relative conduit souvent à des résultats sous-optimaux, qui reflètent mal les préférences des électeurs. Cela appelle à remettre en question son emploi généralisé comme méthode d’agrégation des voix.