Il faut beaucoup, beaucoup investir dans les comptes nationaux

Il n’y a pas de bonne macroéconomie sans de bons chiffres derrière, c’est-à-dire sans des comptes nationaux de qualité. Or, le cadre conceptuel des comptes nationaux a très peu changé depuis sa naissance dans les années 40. C’est sans doute la preuve qu’il tient incontestablement la route et que les concepts restent solides ; c’est hélas aussi l’indice d’un manque criant de R&D, tant du côté des instituts statistiques que des académiques. Le billet fait la revue des zones de progrès les plus prometteuses ou les plus nécessaires.

Ce sont de véritables géants, Simon Kuznets, Wassili Léontieff, Richard Stone et Colin Clark, qui dans les années 40 ont mis sur pied les concepts et les premiers résultats en matière de comptes nationaux. On est surpris, quelque 80 ans après les publications de référence, de voir à quel point le cadre conceptuel tient la route. Au vrai, il n’a été que très modestement changé. Les progrès qui ont suivi tiennent davantage à la profusion des sources statistiques par rapport à ces temps pionniers et bien sûr à l’outil informatique qui permet de brasser des montagnes de chiffres en simultané[1]. Il y a eu des avancées, par exemple s’agissant des comptes de patrimoine ou des comptes trimestriels, mais rien de bouleversant. C’est un hommage à la qualité de l’édifice conçu par les pères fondateurs, mais aussi le signe d’un manque d’intérêt ou surtout de moyens pour mettre la comptabilité nationale au goût du 21ème siècle. Il y a à ce jour peu encore de recherche spécialisée sur ce domaine dans le monde académique. Les propositions et les appels à un investissement important dans le domaine sont pourtant là : par exemple en 1972 par William Nordhaus et James Tobin (« Is Growth Obsolete ?), ou en 2019 par le rapport « Stiglitz-Sen-Fitoussi ». Ils restent à ce jour largement sans suite, même s’ils figurent dans « l’agenda de recherche » du futur système de comptabilité nationale. Quelle déception si l’on garde à l’esprit l’utilité majeure de l’outil !

On énumère ici quelques-uns des champs qui sont prioritairement concernés.

1- Le partage volume – prix.

L’économie numérique et la rapidité des innovations qu’elle entraîne sont le casse-tête du statisticien, comme le confirme Didier Blanchet de l’INSEE. Ainsi, Waze met à la poubelle les cartes Michelin qu’on gardait dans les vide-poches de nos voitures : voici une innovation majeure sur un produit dont le service s’améliore (c'est-à-dire fournit un service plus grand) et dont le prix baisse, jusqu'à être nul ou payé par la publicité. Quelle est la hausse de volume ? Quelle est la baisse du prix ? Cela a des incidences majeures sur la mesure de la croissance et de l’inflation, deux statistiques centrales dans la conduite de la politique économique. Rien ne garantit que l’erreur sur la croissance soit constante (après tout, une horloge toujours en avance d’un quart d’heure garde son utilité) parce que les vagues d’innovation vont et viennent. La tâche est particulièrement redoutable concernant les biens d’équipement, sachant que l’investissement des entreprises prend un caractère de plus en plus immatériel. On n’est pas sûr aujourd'hui que les instituts statistiques appliquent des règles identiques en matière de mesure de l’innovation et de l’immatériel, de sorte qu’on risque de perdre à la fois la cohérence à travers le temps et dans les comparaisons internationales.

2- La mesure du commerce extérieur

Il y a un contraste toujours étonnant dans l’équation de base de la comptabilité nationale, celle qui égalise offre et demande au niveau agrégé. Pour user des acronymes courants : PIB + M = C + I + G + X. Car le PIB est mesuré en valeur ajoutée (on omet la production des biens intermédiaires qui disparaissent dans le processus de production) mais on ne le fait pas s’agissant des flux avec l’extérieur, importation (M) et exportation (X). Quand on dit que l’Allemagne exporte la moitié de son PIB (46 %), le chiffre impressionne, mais est-il fidèle à la réalité, dès lors qu’on divise choux et carottes ? Quand on pointe l’immense déséquilibre de la balance commerciale États-Unis / Chine, ne regarde-t-on pas que la partie émergée des flux commerciaux, oubliant que les deux pays sont pris dans les chaînes de valeur traversant de multiples pays[2]. Si l’on devait fabriquer de neuf un PIB de l’Union européenne comme le font les instituts statistiques nationaux pour le leur, tomberait-on sur le même chiffre qu’en additionnant les PIB de chaque pays ? Il y a des premières tentatives, dont le programme TiVA de l’OCDE évoqué par un récent article d’Aliette Cheptisky dans Variances, pour isoler, en utilisant des matrices input-output, la partie « valeur ajoutée » des flux de commerce extérieur. On rend ainsi homogène l’équilibre emploi-ressource au niveau agrégé, les biens intermédiaires, intérieurs ou étrangers, n’apparaissant que dans les équilibres de branches d’activité.

Il y a un bien intermédiaire d’une importance vitale ces temps-ci : les carburants fossiles. On ne dispose pas véritablement de matrice input-output mesurée en contenu CO2. Quand on met en place la taxe carbone, on se rabat par force sur les seuls flux qu’on sait appréhender, à savoir les consommations d’essence, de diesel, etc. En clair, la taxe carbone n’est qu’un autre nom pour l’actuelle TICPE en France, alors que ce qui importe, c’est de frapper le produit final selon son contenu carbone. Les gilets jaunes nous ont utilement rappelé qu’une bonne taxation environnementale ne veut pas dire mettre taxe sur taxe sur les produits pétroliers, oubliant en plus ceux qui sont consommés par le transport maritime ou aérien.

3- La sous-utilisation des sources d’entreprises

Si la comptabilité nationale est restée figée dans sa splendeur de cathédrale, les normes comptables privées ont énormément évolué. Il y a eu un travail conceptuel considérable pour construire les normes les plus récentes, IFRS pour l’Europe, US Gaap pour les États-Unis, avec une tentative cahin-caha de convergence de ces deux référentiels. Ce qui est référence au marché, ce qui est immatériel, ce qui est consolidation… tout cela a fait l’objet de traitements très différents depuis quelques décennies.

Mais plus encore, les systèmes d’information ont fait des progrès stupéfiants au sein des entreprises : les plus avancées d’entre elles arrivent à clore des comptes au jour le jour, et publient régulièrement des comptes trimestriels élaborés. Or, cette source statistique n’est à ce jour que peu utilisée. On a potentiellement des comptes de secteur en continu. On objectera que les comptes des entreprises couvrent souvent un territoire plus vaste que le pays, ou consolident des filiales ayant des métiers très différents, d’où le défi face aux concepts de résidence et de branche d’activité. C’est vrai, mais deux choses ici : d'abord, ce type de difficultés fait normalement le miel des bons statisticiens ; ensuite, il est de la responsabilité de la puissance publique, au travers de son institut statistique d’imposer aux agents privés la fourniture d’informations complémentaires, dans le protocole approprié. Il faut saluer le programme BEPS qu’a lancé l’OCDE, demandant aux multinationales de fournir aux Trésors nationaux certaines de ces données. Les instituts de statistique devraient en profiter. Ce pourrait être une étape décisive dans l’amélioration du traitement de ces entreprises dans les comptes nationaux, pour éviter par exemple l’aberration du fameux chiffre irlandais de croissance en 2015, +26 %, bien expliqué par François Lequiller dans un récent article de Variances ! Une chose est certaine : le coût de confection de ces données est quasiment nul du côté des directions comptables des grandes entreprises. Dans ce domaine, l’INSEE a su habilement imposer aux grands distributeurs, Carrefour et autres, de fournir leurs bases de données sortie de caisse, ce qui est un saut copernicien dans la confection des indices de prix et de consommation, en qualité et en coût.

Comme il en va pareillement pour les comptes de l’État, on voit un renversement possible dans la hiérarchie des comptes nationaux : les comptes de biens et services, avec les difficultés mentionnées sur le partage volume-prix et la localisation de la production des entreprises multinationales, deviennent plus complexes à bâtir que les comptes (aux prix courants) des secteurs institutionnels. Et les comptes trimestriels deviendraient progressivement la base de référence plutôt que les comptes annuels, au lieu de la place junior qu’ils occupent aujourd'hui, fabriqués qu’ils sont par calage sur des données annuelles du profil trimestriel d’un indicateur pertinent.

4- Les institutions financières et les comptes de patrimoine

Les statisticiens ont vu avec désolation la suppression dans la plupart des pays des principaux impôts sur le patrimoine. On perdait ainsi une source statistique de première importance sur la répartition des patrimoines, un sujet social et économique majeur. Mais voici qu’un secours arrive. Pour un motif de lutte contre le blanchissement et l’évasion fiscale, les institutions financières, celles qui gèrent les patrimoines et les revenus financiers, disposent d’une information croissante en qualité et en volume. Il devient possible de raffiner les comptes de patrimoines et d’améliorer considérablement la mesure des flux financiers. D’où un chantier ouvert par quelques économistes courageux, et suivi par certains instituts statistiques comme l’INSEE : faire des comptes nationaux du secteur des ménages selon le niveau de revenu et de patrimoine, ce qui permet un regard plus fin sur une catégorie devenue très disparate, celle des ménages.

On voit à cette occasion l’intérêt du cadrage qu’offrent les comptes nationaux : un flux sortant équivaut ailleurs dans le système économique à un flux entrant, une offre équivaut ailleurs à une demande, un revenu équivaut ailleurs à une dépense, etc. Les statistiques sociales, dans le cas d’espèce, acquièrent un ancrage solide dans la boucle économique.

5- Le traitement des ressources rares ou non renouvelables

François Quesnay peut être vu comme l’ancêtre éloigné de Kuznets et de ses compagnons. On lui doit l’invention du tableau économique d’ensemble. Il est notable qu’il ne considérait comme vraie richesse, en dehors du facteur travail, que la terre. Cette bonne notion a été oubliée par la suite et les ressources rares (qualité de la terre, de l’eau, de l’air, ressources minières, halieutiques, etc.) ont pendant très longtemps disparu du champ de vision des économistes. Il a fallu le célèbre rapport du Club de Rome (“The Limits to Growth”) de 1972 pour qu’un réveil s’opère, comme l’attestent Robert Solow en 1974 ou Nordhaus-Tobin déjà cité. On a ainsi le rapport sur la soutenabilité environnementale au sein des séminaires de l’OCDE ou encore les travaux de l’Association de Comptabilité Nationale française. Mais autant de rapports sans réponse bien concrète aujourd'hui. Il n’y a pas de mystère : il faut investir, il faut que les enjeux budgétaires de ces sujets importants soient compris.

 

Voyons ce que cet oubli implique dans la mesure de ce roc qu’est le concept de PIB. Soit une des innovations majeures de ces derniers temps, celle du LED dans l’éclairage, qui efface la lumière de source thermique. On imagine les statisticiens se pencher sur le partage volume – prix de la production de lumière : le LED fournit des lumens de meilleure qualité. Mais il occasionne aussi une chute drastique du prix. Quel est l’effet sur le PIB en volume ? Celui-ci s’accroit du montant de l’innovation introduite, il s’accroît aussi d’une consommation accrue liée à la baisse du prix ; mais il va décroître parce que les branches produisant du gaz et donc de l’électricité, ou produisant du tungstène vont connaître une baisse d’activité. Intéressant : voici une innovation qui économise de l’énergie et qui pourtant se traduit potentiellement par une baisse du PIB.

Cela vient bien sûr de l’oubli que la moindre consommation d’une ressource rare signifie la moindre destruction d’un patrimoine qui a une valeur. On ouvre ici un chantier d’une complexité redoutable, puisqu’une bonne comptabilité demanderait qu’on connaisse par avance le stock de gaz ou de tungstène au niveau mondial, et qu’on soit certain que le stock gardera dans le futur sa valeur marchande. Mais une comptabilité patrimoniale ne peut s’en désintéresser, pas plus qu’une comptabilité des revenus, si l’on admet que le revenu tiré d’un actif n’est que le flux théorique qu’on peut en extraire sans en changer la valeur, c'est-à-dire la somme du flux monétaire distribué et de la plus-value latente.

6- Les plus-values sont-elles du revenu ?

À ce propos et par incidente, la comptabilité nationale connait des affres dans le traitement des plus ou moins-values. Sont-elles des revenus, des variations de prix ? Ce dilemme va être d’une fréquence croissante sachant l’inventivité financière. Le comptable national préférait en rester au seul flux monétaire, mais le voici par force tenu de faire des exceptions. Pour ne prendre qu’un exemple, mais majeur, il lui faut mettre sur une base comparable les systèmes de retraite selon qu’ils sont sur une base de répartition ou de capitalisation. Il devra alors mettre dans le revenu du ménage la variation de valeur de ses fonds de pension.

7- Le statut de l’investissement et l’actualisation

Il est au moins un domaine où les comptables nationaux nous apportent des certitudes : il y a des biens qui sont des consommations intermédiaires, d’autres qui sont des biens d’équipement. On distingue la farine qui rentre dans le pain, et le four qui le cuit. Vraiment ?

Il faut voir que la distinction n’a de sens qu’au regard d’une certaine temporalité. Si mon four dure quatre ans, et que je fasse des comptes quadriennaux plutôt qu’annuels, mon four aura été entièrement consommé dans le processus de production. Et si je fais des comptes trimestriels plutôt qu’annuels, le blé planté au premier trimestre donnera lieu à une production au troisième. Le voici devenu un bien d’investissement. Si enfin j’en reste aux comptes annuels, ai-je raison de mesurer pareillement l’intrant selon qu’il est injecté dans la production au premier ou au dernier trimestre ?

Le problème soulevé ici est fondamentalement un problème d’actualisation, comme le rappelle récemment Robert Barro qui fait des propositions en ce sens. À traiter les biens d’investissement comme des biens finals, à l’égal des biens de consommation, on introduit en quelque sorte un double compte. Si je reçois, moi ménage, un euro de plus tiré de la production, voici le revenu national et le PIB qui s’accroissent. Mais si j’investis cet euro et qu’il me rapporte un certain rendement dans le futur, voici qu’il viendra encore accroître le revenu national. Cette convention est acceptable, mais elle est statique. Elle oublie la dynamique de l’actualisation qui fait que l’euro demain n’est pas égal à l’euro d’aujourd'hui. Il faudrait défalquer du revenu national futur ce qui dans le rendement de mon euro investi n’est que le jeu de la capitalisation, ou à l’inverse réduire l’investissement d’aujourd'hui. On garderait ainsi l’égalité fondamentale, à un niveau intertemporel, entre la consommation et le revenu. L’investissement n’est à cet égard que le déplacement dans le temps d’une ressource.

On reviendrait ainsi au vœu formulé par Kuznets dans la mesure des flux économiques et rappelé dans le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi cité. Il recommandait en 1941 : « Est-ce la valeur des biens produits qui conduit à la meilleure appréciation du contenu positif de l’activité économique ? Puisque le but final est de satisfaire les besoins ultimes des consommateurs, on ferait tout aussi bien de concentrer son attention sur la consommation finale. »

8- Le traitement du travail

Cette phrase de Kuznets reste bien ancrée dans le mode de pensée habituel de l’économiste, pour qui seuls comptent, comme mesure de la satisfaction des ménages, les biens qu’ils sont en mesure, aujourd'hui ou demain, de consommer. Le travail est l’envers de la médaille : il est pénible et ne vaut que par le revenu qu’il fournit et les biens que ce revenu permet d’acheter. L’élément de satisfaction, de création de richesse personnelle qu’apporte le travail, y compris du point de vue de l’investissement en capital humain pour faire le lien avec les comptes de patrimoine, est négligé. Les problèmes conceptuels et de mesure sont considérables, mais l’importance du sujet mérite qu’une attention statistique lui soit portée.

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Voici, redit modestement, l’esquisse d’un programme de travail. Il faudrait que les professionnels le précisent et le complètent. Et sur cette base persuader les politiques, les chercheurs universitaires, les instituts statistiques d’investir les ressources à la hauteur de l’enjeu. Actualisé ou pas, cet investissement a une valeur sociale immense.

 

François Meunier

Économiste vivant entre le Chili et la France. Avant cela, directeur général de l’assureur crédit Coface pour la France. Longue expérience comme banquier d’investissement. Économiste à l’INSEE dans son début de carrière. 

Par ailleurs, auteur d’ouvrage (dont récemment « Comprendre et évaluer les entreprises du numérique », Eyrolles, 2017), chroniqueur régulier dans la presse française. Enseigne l’économie et la finance à l’ENSAE. Rédacteur en chef de la revue internet Vox-Fi

 


[1] L’auteur se souvient, jeune administrateur INSEE, des soirées passées à faire à la main les comptes nationaux du Cameroun, cherchant improbablement à équilibrer les lignes et les colonnes du tableau économique d’ensemble du pays. Deux ans plus tard, venaient sur le marché les ancêtres de Excel. L’exercice devenait trivial.

[2] On estime qu’il faut réduire de moitié les importations chinoises des États-Unis si on les mesure en valeur ajoutée chinoise.