L’héritage intellectuel de Janos Kornai : un examen du paradigme systémique et des contraintes budgétaires lâches

L’héritage intellectuel de Janos Kornai peut être exploré en se focalisant sur deux concepts clés constamment présents dans ses travaux, à savoir le paradigme systémique et la contrainte budgétaire lâche (CBL). Ces deux concepts ont constitué les soubassements théoriques des contributions originales de Kornai à l’analyse des ‘systèmes économiques comparés’. Dans ce billet issu d’un article récent paru dans la Revue d’économie politique, Mehrdad Vahabi en présente le cheminement intellectuel.

L’héritage intellectuel de feu le Professeur Janos Kornai (Harvard University et Corvinus University) peut être exploré en se focalisant sur deux concepts clés constamment présents dans ses travaux, à savoir le paradigme systémique et la contrainte budgétaire lâche (CBL). Ces deux concepts ont constitué les soubassements théoriques des contributions originales de Kornai à l’important sous-champ de la science économique connu durant la guerre froide sous le nom de ‘systèmes économiques comparés’ (Vahabi 2024). Le concept de CBL a eu un impact beaucoup plus fort sur la discipline à l’Ouest. Mais pour les lecteurs chinois, russes, et d’Europe de l’Est, le message principal de Kornai était que les dysfonctionnements du socialisme étaient endémiques, systémiques et que ce dernier ne pouvait être réformé. En fin de compte, la perspective révolutionnaire de Kornai a été inspirée par le paradigme systémique qui, avec la CBL, reflète son héritage théorique à l'Est et à l'Ouest. 

 

Le paradigme systémique : de la neutralité politique à la centralité politique

 

Le terme ‘système’ est toujours présent dans les travaux de Kornai depuis sa thèse Overcentralization (1957/1994) jusqu’à ses derniers écrits. Mais le sens de ce terme change dans ses travaux. 

La conception initiale de Kornai est influencée par la pensée holiste marxienne du système économique comme un « tout organique ». Il décrit un système comme une constellation des parties d’un ordre organique ayant la qualité d’autoreproduction. Dans sa thèse de doctorat, il analyse la ‘centralisation excessive’ du socialisme classique comme un mécanisme cohérent et unifié, qui a sa propre logique interne et plusieurs tendances et régularités spécifiques. L’implication de cette idée était particulièrement importante : si quelque chose émerge à une large échelle, et qu’elle persiste sur une certaine période, on ne doit pas se contenter d’une explication superficielle qui attribue les origines d’une chose à des erreurs personnelles, ou à une politique erronée, ou à des caractéristiques personnelles de l’homme au pouvoir. 

La seconde phase débute avec Anti-Equilibrium (Kornai, 1971) dont le terme « système » a été explicitement mentionné dans le sous-titre de l’ouvrage. D’après Kornai, la Théorie de l’Équilibre Général (TEG) n’est pas microéconomique ou macroéconomique mais fait partie d’une théorie systémique portant sur les relations entre le tout et les parties. À ce titre, la TEG est considérée comme figure emblématique du paradigme systémique. Le grand avantage de cette théorie est son caractère axiomatique permettant la comparaison entre le socialisme et le capitalisme. La neutralité politique de la TEG a été soulignée par Kornai afin de pouvoir prôner la diffusion et l’apprentissage de cette théorie « systémique » dans les pays socialistes. 

Enfin, la troisième phase se caractérise par l’adoption de l’approche institutionnelle de Kornai dans Economics of Shortage (1980) selon laquelle les processus économiques sont décidés par les facteurs institutionnels comme par exemple les modes de coordination (par le marché, bureaucratique, etc.) et les droits de propriété. Même si Kornai n’aborde pas le rôle clé des institutions politiques dans les années 1980, il introduit le régime politique et idéologique comme l’institution fondamentale par excellence dans The Political Economy of Communism (Kornai, 1992). Il définit, désormais, le paradigme systémique en termes de centralité politique, et en conséquence, il caractérise la TEG comme une théorie stérile et non-systémique. En résumé, la conceptualisation du paradigme systémique chez Kornai débute par la neutralité politique et se termine par la centralité politique. 

Contraintes budgétaires lâches (CBL) : de la centralité institutionnelle à la neutralité institutionnelle

Dans sa conceptualisation de la CBL, Kornai a suivi une démarche inverse. Il avait commencé par une approche institutionnelle (Kornai, 1980) et il a terminé par la neutralité institutionnelle dans la cadre d’une synthèse générale des théories de la CBL (Kornai, Maskin, Roland, 2003). 

La notion de contrainte budgétaire est associée à l’économie de marché dans laquelle l’incapacité de gagner au moins ce que l’on dépense et ce que l’on doit est sanctionnée par la faillite. Cette contrainte est synonyme d’une discipline financière.  Kornai (1980) fit observer que l’entreprise socialiste n’était pas soumise à la contrainte budgétaire, car même en cas de graves difficultés financières, elle pouvait compter sur l’aide de l’État. Cette aide ne se limitait point à des interventions isolées et ponctuelles de l’État pour renflouer telle ou telle entreprise stratégique. Il s’agissait des aides et sauvetages récurrents des firmes subissant des pertes financières chroniques. Autrement dit, l’entreprise socialiste jouissait d’une garantie de survie. Cette garantie pouvait s’expliquer par le rôle paternaliste de l’État socialiste envers les entreprises d’État. Selon Kornai, les facteurs institutionnels déterminent la CBL Le paternalisme d’État provoque la CBL et il est à son tour le résultat de la prépondérance de la propriété d’État qui implique une coordination bureaucratique des ressources par l’État. 

La contrainte budgétaire lâche n’est pas un phénomène purement politique mais aussi économique se basant sur l’asymétrie d’information entre les directeurs (Agents) et les ministères socialistes (Principal).  Un élément très important dans le syndrome de la contrainte budgétaire lâche est que l’assistance extérieure est une fonction de marchandage pour plus de subventions, d’exonérations fiscales, de prix administrés autorisés, etc. Tout peut être négocié, non pas sur le marché mais avec les institutions paternalistes. Cette activité de marchandage de la part des directeurs d’entreprises pour un traitement préférentiel est étroitement liée à leur information ‘privée’ concernant la véritable capacité productive de leur entreprise ainsi que le caractère non-vérifiable (de la part des ministères) de leur niveau d’effort dans la réalisation des injonctions d’un plan tendu. Dans le ‘contrat’ non-écrit entre les directeurs socialistes (Agents) et l’État paternaliste (Principal), il existe un double problème d’aléa moral et d’antisélection qui explique partiellement l’étendue du relâchement de la contrainte budgétaire comme le résultat du comportement stratégique des firmes et leur pouvoir de marchandage. Dans l’analyse initiale de la CBL par Kornai, la primauté avait été accordée aux facteurs institutionnels mais ses écrits depuis la fin des années 1990 intègrent explicitement la notion de la ‘violation contractuelle’ dans la définition de la contrainte budgétaire lâche. Cette dimension contractuelle en termes d’absence d’engagement crédible par le Principal a été développé par la branche formelle de la CBL (Dewatripont et Maskin, 1995). 

Kornai, Maskin, et Roland (2003) visent à tracer le projet de l’unification de ces deux branches de la littérature : l’une institutionnelle et l’autre formelle. Dans cette synthèse, il est postulé que les entreprises sont maximisatrices des profits quel que soit le cadre institutionnel (socialiste ou capitaliste). Or, on ne manque pas d’être surpris d’entendre de la part de Kornai que « les entreprises d’État » dans un régime socialiste « avaient un intérêt moral et financier à maximiser leurs profits » (ibid., p. 1110). Dans les modèles d’antisélection, le créancier décide sur la base de la maximisation de son profit financier. C’est pourquoi s’il apprend ex ante que la firme à qui il prête est assurément une ‘mauvaise’ firme, il va lui refuser le crédit. Ce comportement est en contraste avec le renflouement ex post des entreprises dû au paternalisme d’État. Car, dans ce dernier cas, la possibilité de l’obtention du crédit ne sera pas mise en cause s’il se révèle ex ante que l’emprunteur sera perdant. 

Autrement dit, Kornai formule initialement une théorie institutionnelle de la CBL mais il termine par une conceptualisation de la CBL dans laquelle le cadre institutionnel est supposé neutre. 

Conclusion

 

La conceptualisation du paradigme systémique chez Kornai a débuté par la neutralité institutionnelle (notamment politique) et s’est achevé par la centralité institutionnelle (notamment politique) alors que sa formulation de la CBL a suivi le chemin inverse. En théorisant la CBL, il a commencé par la centralité institutionnelle et a terminé par la neutralité institutionnelle

 

 

Références bibliographiques

[1] Dewatripont M., Maskin E. [1995], Credit and Efficiency in Centralized and Decentralized Economics, Review of Economic Studies, 62(4), 541–555.

[2] Kornai, J. [1971], Anti-equilibrium. On economic systems theory and the tasks of research, Elsevier.

[3] Kornai, J. [1980], Economics of shortage, North-Holland.

[4] Kornai, J. [1992], The Socialist System. The Political Economy of Communism, Princeton, Oxford, Princeton University Press, Oxford University Press.

[5] Kornai J., Maskin E., Roland G. [2003], Understanding the Soft Budget Constraint, Journal of Economic Literature, 41(4), 1095–1136.

[6] Vahabi, M. [2024], Janos Kornai’s Intellectual Legacy: looking into system paradigm and soft budget constraints, Revue d’Economie Politique, 134(1), pp. 105-129.