La statistique publique à l’épreuve de la crise sanitaire

Les dernières semaines ont montré que le besoin de statistiques ne s’effaçait pas avec la crise sanitaire, bien au contraire ; elles ont aussi montré que le système statistique public devait et pouvait réagir rapidement et faire face à de nouveaux enjeux. Il s’est agi d’abord de s’adapter aux conditions de télétravail et à l’impossibilité de maintenir certaines collectes d’informations. Il s’agit aussi de réaliser des analyses et productions nouvelles, pour éclairer en temps réel des questions aussi cruciales que le plongeon de l’économie et l’ampleur de la surmortalité. Il va s’agir, de plus en plus, d’assurer au maximum la comparabilité internationale des statistiques dans une période où chacun a dû s’adapter et innover, en fonction de conditions changeantes et souvent différentes d’un pays à l’autre. Je vais revenir sur ces trois défis, dans cet ordre.

1. La continuité du service par temps de confinement

Comme tant d’autres organisations, l’Insee et les services statistiques ministériels ont dû, à partir de la mi-mars, adapter leurs modalités de travail. Puisqu’il s’agit de travailler sur l’information, l’essentiel peut être dématérialisé, et la continuité du service peut être assurée dans des conditions de télétravail généralisé. On peut cependant regretter que nombre de communes transmettent encore leurs actes d’état civil par courrier ou que la réponse au recensement par Internet, après avoir atteint 60 % en quelques années, ne progresse plus guère. Mais enfin, le temps n’est plus où la statistique c’était d’abord la réception de réponses sous format papier, et un travail massif de saisie.

Cependant, l’entrée en confinement a bouleversé la collecte dans un certain nombre de cas. Si les enquêtes auprès des entreprises peuvent être menées par Internet depuis plusieurs années, ce n’est pas le cas des enquêtes auprès des ménages : les questionnements par Internet y sont encore expérimentaux ; Les enquêtes lourdes – il faut rappeler que l’enquête emploi ou l’enquête sur les revenus et les conditions de vie (SRCV) sont beaucoup plus exigeantes que des enquêtes légères ou des sondages – nécessitent souvent une première interrogation au domicile des ménages, en « face à face ». Naturellement, plus aucune enquête n’est menée de la sorte depuis bientôt deux mois, tout a été suspendu ou basculé en interrogations par téléphone, ce qui pourra entraîner des perturbations dans les réponses. Les relevés de prix dans les magasins ont été totalement suspendus, remplacés eux aussi lorsque cela paraît possible par des relevés sur Internet et des interrogations téléphoniques, et surtout par le recours aux données de caisse qui sont exploitées en production fort heureusement depuis le début de l’année. Du côté des entreprises, la proportion de réponses manquantes s’est naturellement accrue, et il est vraisemblable que certains fichiers administratifs, tels que les déclarations fiscales, accuseront quelques discontinuités.

La période inédite que nous vivons interroge aussi la pertinence de certaines statistiques. Que valent les critères du chômage au sens du BIT (recherche active d’emploi, disponibilité pour prendre un emploi) en situation de confinement ? Que vaut la pondération de l’indice des prix lorsque des pans entiers de la consommation ont disparu ou chuté ?

Il faut donc s’attendre à une diminution transitoire de précision des statistiques, parfois à un surcroît de commentaires et d’explications méthodologiques pour en apprécier ou en nuancer le sens, ce que l’Insee a déjà commencé à faire sur ses différents indicateurs conjoncturels et continuera systématiquement.

2. Les productions statistiques originales en réponse à la crise

L’Insee réalise quatre fois par an un exercice de prévision à court terme, très complet, c’est la fameuse note de conjoncture. À l’heure où l’économie dépend, légitimement, de décisions prises pour des raisons sanitaires, et aussi longtemps que les conditions de propagation et de traitement du virus restent très incertaines, ces exercices de prévision n’ont plus grand sens. Nous avons donc substitué à la note de conjoncture prévue fin mars un exercice d’estimation en temps réel de la chute du PIB et de la consommation, exercice qui a été renouvelé toutes les deux semaines depuis le 26 mars.

Les méthodes classiques se sont révélées inopérantes ou insuffisamment réactives. Pour la première estimation particulièrement, on ne disposait que d’enquêtes de conjoncture collectées avant l’entrée en confinement. Il a donc fallu innover, rassembler très rapidement de l’information transmise par des fédérations professionnelles et des entreprises, les corroborer avec des données instantanées de consommation d’électricité, de transactions par carte bancaire, ou par les premières estimations du nombre de salariés ayant cessé de travailler. Peu d’instituts statistiques ont été en mesure de réagir de la sorte, ce qui a assuré un succès de la première estimation de l’Insee (-35 %, confirmée depuis du reste) bien au-delà de nos frontières. Il me faut cependant reconnaître que le rythme de travail imposé aux équipes par la répétition de ces exercices n’est guère soutenable dans la durée.

Il a fallu hélas adapter également les production et publication du nombre de décès. L’Insee publie chaque mois le nombre de naissances et décès survenus au cours du mois précédent, et cette publication passe le plus souvent inaperçue. Depuis la fin mars, l’Insee publie chaque semaine le nombre des décès survenus jusqu’à dix jours plus tôt (le temps de recevoir les actes d’état civil de la majorité des communes) aux niveaux national et départemental, les commente en les comparant aux années antérieures, et a enrichi au fil du temps sa publication de tableaux désagrégés par genre, par âge, par type de lieu de décès (hôpital, maison de retraite, domicile). Cela a également demandé un travail considérable, mais absolument indispensable car seule la compilation de tous les actes de décès permet de prendre la mesure de l’évolution de la mortalité. Rappelons ici que l’Insee n’est pas destinataire de la partie médicale de ces actes, et n’a donc pas connaissance des causes des décès. Il faut d’ailleurs encore plus regretter que la transmission électronique des informations de nature médicale soit si minoritaire.

L’Insee a également, grâce aux données fournies par un opérateur de téléphonie mobile, produit la carte de résidence des Français pendant le confinement. Nous souhaitons, autant que ce sera possible, travailler avec tous les opérateurs, analyser les choses à un niveau plus fin que la maille départementale, développer une coopération sur les déplacements infra-journaliers : il ne me semble pas fatal que nous n’ayons sur ce point pas de source alternative à ce que diffusent Google ou Apple, d’autant que ceux-ci ne partagent pas pleinement leurs méthodologies.

Les services statistiques ministériels ne sont pas en reste. Ainsi, la Dares, du ministère en charge du travail, publie chaque semaine un tableau de bord qui permet notamment de suivre en temps réel la progression des demandes d’activité partielle. Le service du ministère de l’intérieur diffuse de façon hebdomadaire les statistiques relatives aux dépôts de plainte pour suivre l’évolution de la délinquance dans cette période si particulière.

L’Insee et les services statistiques ministériels ont également lancé, dans l’urgence, des enquêtes exceptionnelles. Un exemple emblématique est l’enquête dite « Acemo covid » lancée par la Dares avec le soutien de l’Insee pour connaître la répartition des salariés entre travail sur site, télétravail, chômage partiel etc, dont les résultats ont été publiés le 17 avril et qui sera renouvelée chaque mois. Un autre exemple important est le lancement à la fin avril de l’enquête EpiCOV, fruit d’un partenariat entre l’Inserm, la Drees (ministère chargé de la santé) et l’Insee (notamment pour l’échantillonnage) afin de connaître sur plusieurs centaines de milliers de personnes la prévalence des symptômes du virus et les conditions de vie en confinement.

Il est heureux que la statistique publique ait montré sa capacité de réaction, heureux aussi qu’elle ait bénéficié de partenariats extérieurs. La crise peut aussi être l’opportunité d’une coopération durable, tant il est vrai par exemple que le suivi des transactions par cartes bancaires ou l’analyse de la mobilité des Français à l’aide des données de téléphonie resteront des enjeux capitaux dans la phase de déconfinement.

Rappelons toutefois qu’il n’est possible de « faire parler » ces données originales qu’en référence aux statistiques structurelles sur la population française établies grâce aux recensements de la population ou sur la consommation des ménages mesurée par les comptes nationaux. Il n’y a pas de concurrence mais une complémentarité entre les sources statistiques traditionnelles et les nouvelles sources de données mobilisées depuis le début de la crise sanitaire.

3. Le défi des comparaisons internationales

Après la stupeur, après la prise de conscience du choc sanitaire et du choc économique, le temps arrive de l’analyse, des arbitrages, de l’observation de ce qui réussit plus ou moins bien en France et dans les autres pays. Les comparaisons entre pays vont être de plus en plus sur le devant de la scène. Et nous sommes ici face à un défi encore plus redoutable que les précédents.

Car dans beaucoup de domaines, la comparabilité des statistiques n’est pas acquise, et un seul institut national, fût-il animé des meilleures intentions, ne peut rendre parfaitement compte des possibilités et des limites des comparaisons internationales.

Prenons le cas des décès liés au Covid 19. Les premières statistiques données par les autorités sanitaires des différents pays ne concernaient que les décès survenus dans les établissements hospitaliers. Cela était assez naturel au démarrage, mais insuffisant pour rendre compte du tribut payé au virus, surtout lorsqu’on a pris conscience de la surmortalité en maisons de retraite. Beaucoup de pays, à commencer la France, l’ont complété d’une remontée d’information des établissements médico-sociaux. Mais pas tous, et beaucoup des chiffres repris encore aujourd’hui dans la presse ne sont pas comparables d’un pays à l’autre. De surcroît, cet élargissement aux décès en maisons de retraite n’est pas non plus suffisant puisque les données d’état civil publiées par l’Insee montrent aussi ces dernières semaines une surmortalité à domicile.

C’est donc uniquement en analysant la statistique de tous les décès qu’on peut prendre la mesure de la surmortalité. Encore faut-il tenir compte de la saisonnalité habituelle des décès, de la plus ou moins grande virulence de la grippe hivernale selon les années et les pays, des caractéristiques démographiques ou de l’état de santé des populations des différents pays, etc. La comparaison entre les pays est possible dès lors qu’on dispose, pour la plupart des pays, d’une remontée suffisamment rapide des actes d’état civil et que les instituts parviennent à les publier dans des délais exceptionnellement courts, comme le font l’Insee et plusieurs de ses homologues.

Pour l’analyse épidémiologique, il faut aller bien entendu au-delà de l’observation de la mortalité globale. Il faut d’abord connaître le nombre de décès causés directement par le virus, connaître les effets induits sur les autres causes de décès : effets potentiellement positifs sur la mortalité du fait d’un ralentissement de la propagation d’autres infections ou de la diminution des accidents de la route, potentiellement négatifs du fait du renoncement aux soins ou d’un plus grand isolement. Force est de reconnaître que les statistiques de causes de décès – tous lieux de survenance des décès confondus – sont très longues à établir et rendues complexes à interpréter par le cumul fréquent de plusieurs causes, ce qu’on appelle la comorbidité. En France, les transmissions électroniques immédiates de la partie médicale des certificats de décès sont très minoritaires, comme je l’ai déjà mentionné, et les transmissions par papier prennent plusieurs semaines. Il est de surcroît très probable que le choix de la pathologie responsable du décès et donc le traitement de la comorbidité ne soient pas homogènes dans les pratiques des médecins des différents pays. Subsidiairement, le circuit de cette information aux fins de traitement statistique n’est pas le même dans tous les pays : l’Insee n’a pas accès à cette information, qui est traitée dans un service de l’Inserm, tandis que certain instituts statistiques en disposent et la traitent, comme l’ONS britannique ou l’ISTAT italien.

Pour connaître le nombre de décès dus au coronavirus, y compris les décès survenus à domicile, il faudra donc attendre, mais aussi s’attendre à rencontrer des problèmes de comparaison internationale.

Un même besoin de comparaison internationale émerge – et va se développer – sur les indicateurs économiques. La publication des premières estimations des comptes nationaux pour le premier trimestre à la fin avril a déjà mis en lumière certains résultats contre-intuitifs, comme une moindre chute du PIB en Italie (-4,7 %) qu’en France (-5,8 %) malgré l’apparition plus précoce de foyers épidémiques en Italie et une période plus longue de confinement au cours de ce premier trimestre. Cet écart rend il compte d’une différence effective d’évolution de l’activité ou peut-il tenir à des différences de méthodes dans l’élaboration de ces comptes trimestriels ? Il est à vrai dire difficile d’apporter une réponse à ce stade.

Lorsqu’on produit une estimation du premier trimestre à la fin avril, on ne dispose que de très peu d’informations quantitatives sur le dernier mois du trimestre. Ce qui n’est pas rédhibitoire en temps normal pose un sérieux problème lorsque ce dernier mois subit un choc majeur comme cela a été le cas pour mars dans toutes les économies européennes. Dès lors, les comptables nationaux de chaque pays ont dû innover, court-circuiter les extrapolations habituelles, exploiter des sources alternatives, prêter attention aux travaux des conjoncturistes. À l’Insee, ils ont jugé que les exercices conjoncturels bimensuels déjà mentionnés étaient suffisamment robustes pour pouvoir être exploités, ils ont pu bénéficier de l’information apportée par les transactions par cartes bancaires ; ils l’ont d’ailleurs fort bien expliqué dans la note méthodologique qui a accompagné la publication des comptes le 30 avril.

À ce stade, il est pour nous impossible de juger si les instituts statistiques des autres pays ont fait des traitements similaires. S’il est manifeste que les principales économies européennes ont toutes connu une chute du PIB concentrée sur la fin du premier trimestre, il y a présomption de fragilité plus grande de la première estimation des comptes qu’à l’ordinaire et que les écarts entre pays peuvent être amenés à être révisés sensiblement.

Il est possible que les différences de mesures adoptées sur le marché du travail, ou les différences dans la sévérité du confinement, conduisent aussi à des perturbations dans la comparaison entre pays des indicateurs estimés par l’enquête Emploi, dont le taux de chômage. Il est possible que des choix différents en matière d’imputation des prix dans les secteurs du commerce et des services fermés puissent aussi affecter les écarts d’inflation.

Il faudra donc, à l’avenir, que les statisticiens publics des différents pays sachent répondre à cette attente croissante de comparabilité. Il faudra aussi, à mon sens, que tous les observateurs prennent conscience de cette difficulté et adoptent un maximum de discernement et de prudence lorsqu’il s’agira de commenter des écarts entre pays.

 

Article publié sur le blog de l'INSEE.