La discrimination au travail: une prophétie auto-réalisatrice ?

Lauréat du Prix Edmond Malivaud 2018 de l’AFSE, Dylan Glover présente les résultats de ses recherches sur la discrimination au travail. Alors que le débat public se concentre souvent sur les discriminations lors de l’embauche, ou bien concernant le niveau de rémunération, auxquelles font face les travailleurs issus de minorités, l’étude de D. Glover et de ses coauteurs s’intéressent à la façon dont la discrimination affecte la productivité au travail, c'est-à-dire après l'embauche. Il apparaît que la discrimination peut entraîner des inégalités productives sur le lieu de travail bien après le processus de recrutement, biaisant par la suite la politique d’embauche de l’entreprise.

Par Dylan Glover, Département d’Economie, INSEAD

Quand nous songeons à la discrimination, nous pensons souvent aux obstacles que rencontrent les gens issus de minorités dans le processus d'embauche, ou aux obstacles à l'obtention d'un salaire égal pour un travail égal. Nous pensons généralement que cela provient de l'antipathie envers les minorités, ou de ce que nous appelons « la discrimination par goût ». Mais le phénomène de discrimination peut également découler des a priori que les gens ont sur la productivité moyenne des minorités. Si l’a priori ne correspond pas à la productivité du candidat qui postule à l'emploi, cela peut également induire de la discrimination. Nous appelons cela la discrimination statistique, et bien qu'elle ne résulte pas d'antipathie, elle peut se révéler tout aussi insidieuse.

Jusqu'à présent, la recherche qui a tenté de mesurer la discrimination et d'expliquer ses effets par l'intermédiaire de l'un ou l'autre de ces deux canaux, s'est concentrée sur l'embauche et les salaires. Mais une question importante et peu étudiée concerne la manière dont la discrimination affecte la productivité au travail, c'est-à-dire après l'embauche. Dans une étude (https://academic.oup.com/qje/article/132/3/1219/3057434)  que mes co-auteurs, Amanda Pallais (Université de Harvard) et William Parienté (Université Catholique de Louvain), et moi-même avons menée, nous abordons cette question en utilisant les données d'une chaîne  de magasins de la grande distribution en France.

Nous constatons que la discrimination a effectivement un impact négatif sur la productivité des employés issus de la minorité, définie par la consonance de leur prénoms (une consonance d’origine nord-africaine, ou bien d’Afrique subsaharienne), mais surtout qu'elle peut aussi contribuer à une prophétie auto-réalisatrice: puisque la discrimination affecte négativement leur productivité, les minorités deviennent effectivement moins productives en moyenne, confirmant potentiellement les a priori discriminatoires de l'entreprise.

Nous avons obtenu ces résultats en suivant une population de caissiers nouvellement embauchés dans 34 hypermarchés en France métropolitaine pendant six semaines. Ces caissiers étaient en CDD pendant six mois et leur tâche principale consistait à travailler une caisse sous la supervision de différents managers, selon l’horaire auquel ils travaillaient. Fait important, les caissiers ont été affectés à leurs créneaux horaires de manière quasi-aléatoire par un algorithme de planification géré par ordinateur, sans aucune possibilité d’influer sur le choix des managers avec lesquels ils travaillaient. En outre, afin d'obtenir une mesure de discrimination à laquelle les caissiers étaient exposés chaque jour, nous avons demandé aux managers de répondre à un test d'association implicite (IAT). Ce test a été largement utilisé en psychologie et plus récemment en économie.[1]

Dans le test que nous avons adapté spécifiquement à notre contexte, les répondants ont trié les adjectifs décrivant les caractéristiques productives ou improductives des employés tels que « être à l'heure », « rapide », « paresseux » etc., ainsi que les noms typiquement français ou nord-africains, "Pierre", "Ahmed", etc. Le tri des adjectifs et des noms sur un écran d'ordinateur se fait le plus rapidement possible, afin d’obtenir une réponse spontanée et diminuer au maximum la possibilité de tricher. Le test nous a fourni ainsi un « score de biais » indiquant dans quelle mesure un manager associe implicitement des employés issus de la minorité à des attributs productifs, et vice-versa.

Après avoir obtenu cette mesure de l'exposition quotidienne à la discrimination, nous avons ensuite créé toute une série de mesures de performance en utilisant les données administratives des magasins, telles que les horaires et le temps réel travaillé en utilisant des données de « badgeage ». Nous avons également recueilli des mesures directes « au poste de travail » telles que la vitesse à laquelle les caissiers scannent les articles et le temps passé entre les clients. Avec ces données, nous avons estimé l'impact de la discrimination sur la productivité des minorités en testant simplement la différence entre ces indicateurs de productivité pendant les jours où les caissiers travaillaient avec des managers plus biaisés et lorsqu’ils travaillaient avec des managers moins biaisés.

Nous constatons que lorsque les caissiers issus de minorités doivent travailler avec des managers plus biaisés, ils sont moins susceptibles de se présenter au travail et, lorsqu'ils travaillent, ils ont tendance à rester moins de temps après la fin de leur service. En outre, la discrimination des managers rend les employés moins productifs à leur caisse : ils scannent les articles plus lentement et prennent davantage de temps entre les clients. Afin d’avoir une idée de l'ampleur de l'effet sur la productivité, nous avons agrégé nos indicateurs de performance : nous constatons alors que lorsque les employés travaillent avec des managers sans biais plutôt qu’avec des managers biaisés, leur classement global de performance passe du 79e au 53e centile. Cela correspond à encaisser environ 14 clients de moins par jour.

Par la suite, nous avons cherché à explorer les facteurs explicatifs de ces résultats. Nous avons donc interrogé les caissiers peu après la fin de leur contrat. Fait peut-être surprenant, nous constatons que les caissiers issus de minorités ne pensaient pas que les managers biaisés les traitaient moins bien ou les rendaient moins confiants dans leurs capacités. Au contraire, les managers biaisés étaient moins susceptibles d'affecter des employés issus de minorités à des tâches de nettoyage ou de rangement. Ce que nous constatons, c'est que les managers biaisés interagissent moins avec les caissiers ayant des origines étrangères. Il se peut que leurs préjugés induisent un moindre confort dans l'interaction avec les minorités, une interprétation compatible avec ce que les psychologues appellent le « racisme aversif ». Quelle que soit la raison de cette interaction moindre, les conséquences sont réelles : nous avons constaté que l'interaction est un déterminant clé de la performance au travail, et que l'effet négatif sur la productivité des minorités augmente au cours du contrat. Il semble donc que les employés apprennent au cours du temps que les managers biaisés les surveillent moins, ou que leurs efforts passent inaperçus, amenant ces travailleurs (peut-être de manière tout à fait rationnelle) à fournir moins d'efforts.

Bien que le cadre dans lequel s’est déroulée l’expérience ne nous ait pas permis de tester formellement les implications de la discrimination s’agissant du licenciement ou de l'embauche future au sein de l'entreprise, nous avons tenté de déterminer si la discrimination pouvait affecter les politiques d'embauche des entreprises. Nous constatons que, dans l'ensemble, la productivité des minorités et des non-minorités est statistiquement identique. Cependant, il convient de garder présent à l’esprit que lorsque les minorités travaillent avec des managers sans biais, ils sont en fait plus productifs. Ceci suggère que l'entreprise pourrait fixer un seuil d'embauche plus strict pour les minorités afin de recevoir une productivité comparable, en moyenne. Dit autrement, l'entreprise peut estimer qu'elle doit embaucher de « meilleurs » employés issus de la minorité parce que, globalement, ces minorités ont le même rendement que les travailleurs non-issus des minorités. Mais c'est seulement parce que la discrimination existant au travail diminue leur productivité en première instance ! Ainsi, la discrimination des managers peut alimenter la discrimination statistique dans la politique d'embauche d'une entreprise.

L’enseignement principal de notre étude est donc que la discrimination peut entraîner des inégalités productives sur le lieu de travail bien après le processus de recrutement, et que les effets peuvent provenir de comportements beaucoup plus sophistiqués qu'on ne le pensait auparavant. Donc, si vous êtes un entrepreneur, un manager ou même un PDG, il peut être utile de réfléchir sérieusement à la façon dont la discrimination travaille contre vous – en privant certains de vos employés de meilleurs perspectives au travail, et en dégradant de manière subtile votre performance.

 

[1] Les lecteurs intéressés pourront en savoir davantage sur ce type de tests, voire en passer eux-mêmes sur une page dédiée de l’université de Harvard : https://implicit.harvard.edu/implicit/selectatest.html.