Hommages à Philippe Mongin (1950-2020)

Éminent collègue dans les domaines de la théorie de la décision et de la philosophie économique, Philippe Mongin, directeur de recherche au CNRS et professeur à HEC, s’est éteint le 5 août dernier. Après l’hommage d’Annie Cot publié le 12 octobre dernier, Mikaël Cozic, qui fut l’un des coauteurs récents de Philippe Mongin, revient à son tour sur le parcours et l’œuvre de ce dernier.

Philippe Mongin est décédé le 5 août dernier, à l’âge de 70 ans. En France comme dans la communauté scientifique internationale, il aura été l’une des grandes figures de ce domaine qu’on appelle parfois “économie et philosophie”, contribuant notamment à la théorie du choix social, à l’économie du bien-être, à la théorie de la décision individuelle, à l’histoire et à la méthodologie de l’économie.

Sa formation première fut philosophique; il la reçut à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm (1969-1974). Au cours de sa scolarité, il obtint l’agrégation externe de philosophie. Il se forma ensuite à l’économie, à l’Institut d’études politiques (1971) et à l’université de Cambridge. Sa thèse de 3ème cycle, encadrée par R. Aron et soutenue en 1978, portait sur les manuscrits préparatoires au Capital (les “Grundrisse”). Alors qu’il était déjà chargé de recherches au CNRS, il compléta sa formation par une licence de mathématiques et une thèse d’Etat consacrée à la politique monétaire (1984). La valeur qu’il attachait à l’histoire de l’économie, à la formalisation mathématique et à l’approfondissement philosophique ne se démentit jamais. En témoignent ses toutes dernières publications, consacrées respectivement à l’histoire du paradoxe d’Allais (2019a, Economics and Philosophy, article pour lequel il obtint le Prix Maurice Allais 2019), à l’indépendance stochastique au sein de la théorie de l’espérance d’utilité (2020a, Philosophy of Science) et au choix social en incertitude (avec M. Pivato, 2020, Economic Theory).

Philippe Mongin laisse une œuvre originale, riche et éclectique. Ses contributions à la théorie du choix social, nombreuses et influentes, ont prioritairement porté sur l’agrégation sociale bayésienne (voir son panorama récent du domaine, Mongin et Pivato 2016) et en particulier sur les arguments pionniers en faveur de l’utilitarisme qu’Harsanyi (1953, 1955) a développé dans ce cadre. Philippe Mongin a participé au raffinement théorique (Mongin 1994a) et à l’interprétation des résultats d’Harsanyi (Fleurbaey et Mongin, 2016). Il a également exploré l’agrégation bayésienne quand on passe du risque (et du modèle de Von Neumann et Morgenstern) à l’incertitude (et au modèle de Savage). Dans un article intitulé “Consistent Bayesian Aggregation” (1995), il a montré, en substance, que le Théorème de l’Agrégation Sociale d’Harsanyi ne vaut plus en contexte d’incertitude, quand les croyances des agents sont hétérogènes. Ce résultat remet en question l’un des principes centraux de l’économie normative, la version ex ante du Principe de Pareto. Dans un article fameux quoique longtemps resté non-publié (Mongin 2016), Philippe Mongin approfondit la critique en analysant les “unanimités fallacieuses” où des agents ont des préférences unanimes mais pour des raisons divergentes. Il a continué d’explorer jusque récemment la tension entre les critères ex ante et ex post (Mongin et Pivato, 2015 et 2020). Ajoutons qu’il s’est intéressé à d’autres domaines de l’économie normative (Maniquet et Mongin 2015, 2016; Mongin et Cozic 2018), à ses fondements philosophiques (Mongin et d’Aspremont 1998) ainsi qu’à son histoire (Fleurbaey et Mongin 2005).

A la frontière entre théorie du choix social, épistémologie et logique, Philippe Mongin a été l’un des pionniers de la théorie de l’agrégation logique (également connue comme “théorie de l’agrégation des jugements”) dans laquelle on s’intéresse aux conditions auxquelles il est possible d’agréger les jugements des membres d’un groupe. Il a participé à la compréhension des grands théorèmes d’impossibilité (Mongin 2008, Dietrich et Mongin 2010), à la diffusion de la théorie (Mongin et Dietrich 2010) ainsi qu’à son histoire (Mongin 2012). Dans ce domaine, il a mis à profit des compétences en logique mathématique qu’il avait développées dans les années 1990, alors qu’il travaillait en logique épistémique, la branche de la logique modale qui s’intéresse à la représentation formelle du savoir et de la croyance. La logique épistémique entretient en effet des liens étroits avec la théorie des jeux épistémique qui explore les concepts d’équilibre de la théorie des jeux du point de vue des croyances qu’ont les joueurs. Théoriciens des jeux et logiciens se sont par exemple conjointement intéressés à la formalisation de la notion de “connaissance commune” (common knowledge). C’est l’une des notions que Philippe Mongin a étudiées dans les systèmes logiques qu’il a élaborés avec Luc Lismont (voir par exemple Lismont et Mongin 1994, 2003). Avec A. Heifetz, il fournit une axiomatisation des “espaces de types” auxquels on a recours dans les jeux bayésiens, en s’appuyant sur des modalités qui représentent des degrés de croyances (Heifetz et Mongin, 2001). Dans un registre beaucoup plus appliqué, il retourna à la théorie des jeux à la fin des années 2000 quand il participa au développement du courant dit de l’”histoire analytique” (analytic narratives, voir son panorama Mongin 2019b), en proposant notamment une analyse de la bataille de Waterloo (2018b).

La théorie de la décision et la rationalité individuelles auront été des objets d’étude constants dans la carrière de Philippe Mongin, tant du point de vue historique que du point de vue philosophique. Il aura ainsi abordé la notion de rationalité limitée (bounded rationality) d’H. Simon (Mongin 1986), les liens entre optimisation et rationalité individuelle (Mongin 1994b, 2000a) ainsi que ceux entre théorie de la décision et psychologie du sens commun (Mongin 2011). D’un point de vue plus méthodologique, il s’est confronté la question de la mesure des croyances (Karni et Mongin 2000) et de l’utilité (Baccelli et Mongin, 2016). Enfin, de Mongin (1988) à Mongin (2019a), il aura fourni des analyses du paradoxe d’Allais d’une richesse historique et philosophique inégalée, faisant notamment valoir la visée initialement normative du paradoxe.

La méthodologie de l’économie est un autre domaine auquel Philippe Mongin a constamment contribué, dans un style caractéristique où il tâchait toujours de trouver le bon équilibre entre l’approfondissement des concepts de la philosophie générale des sciences et l’examen minutieux de la science économique. S’exprimait en particulier son attrait pour le réfutationnisme et un empirisme logique libéralisé. Il s’est ainsi intéressé à ce “classique” de la méthodologie économique qu’est le débat sur le réalisme des hypotheses (Mongin 1987, 1988a, 1988b). Dans les années 2000, il s’est également lancé dans un programme d’application à la théorie micro-économique de distinctions et de concepts centraux de la philosophie des sciences et de la connaissance contemporaine, qu’il voulait rassembler dans un ouvrage qui se serait intitulé Epistémologie économique : le modèle déductif-nomologique de l’explication (Mongin, 2002), la distinction de l’a priori et de l’a posteriori (Mongin 2007) ou encore celle de l’analytique et du synthétique (Mongin, 2006a). Il a également réservé une place de choix à la distinction entre positif et normatif et au rôle des jugements de valeur (Mongin, 1999, 2006b, 2018a). Il proposa notamment une thèse de “non-neutralité axiologique faible” selon laquelle, en économie, les jugements de valeur ne sont ni rares ni facilement isolables des jugements de fait. Ses travaux méthodologiques ont également porté  sur la théorie de la firme (Mongin 1992), la théorie du consommateur (Mongin 2000b) et l’approche axiomatique en économie (Mongin 2003).

Depuis 2015, Philippe Mongin était directeur de recherches émérite au CNRS, où il entra en 1978. Il enseigna dans plusieurs grandes écoles, scientifiques et commerciales, et notamment à l’Ecole des hautes études commerciales où il fut professeur affilié jusqu’en 2015. Il fut fréquemment professeur invité dans des universités et centres de recherche prestigieux comme la Cowles Foundation, le California Institute of Technology, le Max Planck Institut ou encore la London School of Economics et l’Université Catholique de Louvain, deux institutions qui jouèrent un rôle particulièrement important dans son parcours. Ses convictions scientifiques guidèrent ses engagements collectifs, qui furent toujours sincères et déterminés. Il fut “éditeur général” de la revue Economics and Philosophy (1994-2000) et participa également aux comités éditoriaux de la Revue économique, du Journal of Economic Methodology, de la Revue de philosophie économique et de Social Science Information. Très attaché à la francophonie, il fut membre fondateur (2003) et vice-président de la Société de Philosophie des Sciences (2003-2008). Même si ses travaux revêtaient souvent un  caractère abstrait et conceptuel, il ne dédaignait pas pour autant les questions appliquées de politique publique. Il fut ainsi membre de Conseil d’analyse économique de 2006 à 2012, où il s’intéressa notamment au revenu de solidarité active (RSA) et aux risques civils majeurs.

Sa carrière scientifique valut à Philippe Mongin, en 2019, le Prix Grammaticakis-Neumann de l’Académie des sciences morales et politiques.

Sa personnalité aura marqué ses collègues, ses co-auteurs et ses étudiants : érudit et polyglotte, il faisait preuve d’un sens de l’humour délicieux. Sa rigueur et sa subtilité s’accompagnaient d’un enthousiasme intarissable pour les idées nouvelles et d’une grande générosité intellectuelle. Il manquera profondément à tous ceux qui ont eu la chance de le côtoyer.

 

Mikaël Cozic, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3.

 

Références:

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