Pour un dialogue interdisciplinaire à propos des réformes juridiques

A l’occasion de la Nocturne de l’Economie du 2 avril, co-organisée par la BRED, les Journées de l’Economie, le quotidien Les Echos, l’AFSE et cette année, l’université Paris 2 Panthéon-Assas, Bruno Deffains, Professeur au sein de cette dernière, nous livre quelques pistes de réflexion concernant la loi organique n o 2019-221 du 23 mars 2019 relative au renforcement de l’organisation des juridictions. Toutes soulignent la nécessité du dialogue entre économistes et juristes.

Par Bruno Deffains, Professeur, Université Panthéon Assas

De l’automobile à la santé, en passant par les banques et les assurances, l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies, telles que machine learning ou blockchain, semblent devoir gouverner de nombreux aspects de nos vies quotidiennes. On ne compte plus les rapports, ouvrages, articles consacrés à la question. Le monde du droit ne fait pas exception. Aujourd’hui, l’arrivée des legaltechs sur le marché du droit et la montée en puissance des Alternative Legal Services posent d’une autre manière, moins violente peut-être, mais plus angoissante, notamment auprès des jeunes générations, la question de l’évolution des professions juridiques et de leur capacité à innover. De même, les défis posés par le développement des algorithmes et du big data posent la question des choix à réaliser en termes de régulation au niveau des pratiques et des structures de marché, s’agissant aussi bien des obligations qui doivent peser sur les plateformes que de la transparence des algorithmes et des conditions d’utilisation des données personnelles. Ces choix sont à la fois économiques et juridiques et doivent donc s’inscrire dans un véritable dialogue interdisciplinaire.

Il est donc particulièrement intéressant d’analyser à travers ce prisme de l’interdisciplinarité la loi organique no 2019-221 du 23 mars 2019 relative au renforcement de l’organisation des juridictions. Les modifications introduites par la loi sont si nombreuses qu’il est difficile de les résumer succinctement. Le législateur a essayé de présenter les choses simplement. Il s’agit, à l’en croire, de simplifier et renforcer dans un souci d’efficacité. Ces termes dissimulent mal la volonté du législateur de remédier aux défaillances juridictionnelles. Le premier article augmente le budget et les emplois du ministère de la justice : s’il fallait bien commencer par là, reste que le retard à rattraper est tellement important que les montants semblent limités au regard des enjeux et ce d’autant plus que la ventilation n’est pas précisée. Le levier d’action n’est donc pas uniquement budgétaire : le législateur a cherché à modifier le fonctionnement des juridictions, en créant les « tribunaux judiciaires » et en privilégiant trois moyens : la médiation, la numérisation, l’accélération.

La médiation est d’abord envisagée comme un moyen d’éviter la saisine d’une juridiction. Elle peut intervenir en tout état de la procédure et pourra même, dans certaines matières, être obligatoire. La principale nouveauté est que cette médiation pourra avoir lieu en ligne (comme l’arbitrage), via des plateformes numériques. Cette première facette de la numérisation devrait faire émerger de nouveaux acteurs du droit, que le législateur souhaite encadrer. Le recours au traitement algorithmique ne peut être le seul fondement de ces services, les données personnelles doivent être protégées, la mission des médiateurs ou arbitres numériques doit être exercée avec impartialité, indépendance, compétence et diligence. Etrangement, la certification de ces plateformes n’a rien d’obligatoire alors pourtant que ses conditions sont prévues.

Le numérique est pris en compte dans le traitement des procédures, ce que le rapport annexé à la loi appelle « la révolution numérique ». Le terme peut prêter à sourire en 2019 quand il s’agit de prendre en compte l’apport de l’informatique : il marque néanmoins le retard pris en la matière. Cette numérisation se veut particulièrement notable en matière pénale, avec la création d’un « dossier de procédure numérique ».

A ce propos, il est à noter que le Conseil constitutionnel a validé, à une réserve technique près, la publicité des décisions de justice prévue par les dispositions de la loi n° 2016-1321 sur le numérique, votée en 2016, et de l’open data. Les tiers ne pourront donc pas exploiter le nom des magistrats à des fins de profilage. Le Conseil précise que cette alternative aurait pu conduire « à des pressions ou des stratégies de choix de juridiction de nature à altérer le fonctionnement de la justice ».

A l’évidence, les intentions de la loi sont louables s’agissant de renforcer l’efficacité de la justice à travers une modernisation des outils, notamment à travers l’usage des plateformes, et un accroissement des moyens. On doit donc s’attendre à une adaptation probable des comportements des « offreurs » et des « consommateurs » de droit. Sur le recours aux plateformes de e-justice, il y a fort à parier que l’apprentissage prendra un peu de temps dans un contexte d’information asymétrique pour le consommateur. Faute de certification, il ne sera sans doute pas facile de s’y retrouver dans l’ensemble de l’offre. La justice est un bien de confiance et la confiance doit être produite, ce qui ne peut pas se faire « spontanément » du côté de l’offre.

L’accélération du processus judiciaire amène à se passer du juge. La ratio legis est simple : procéder à un « recentrage de la justice sur ses missions premières : trancher les conflits et protéger les droits et libertés ». L’activité du juge n’est donc vue que comme une activité contentieuse qui ne se justifierait pas systématiquement. Sur le plan pénal, cette accélération passe par l’éviction du juge – par la forfaitisation de la répression ou l’extension des mesures alternatives aux poursuites –, de la collégialité – par l’extension de l’ordonnance pénale, du recours au juge unique ou la création expérimentale de la cour criminelle sans jury –, ou l’économie du temps du procureur qui n’aura plus à être présent aux audiences statuant sur les intérêts civils, autant de temps de gagné.

La loi de programmation et de réforme pour la justice interroge donc en définitive l’économiste comme le juriste au regard des objectifs affichés. En réalité, la loi est avant tout « gestionnaire », dans la mesure où elle perçoit dans l’acte de juger un temps à rentabiliser. La loi est finalement à l’image de la consultation qui l’a précédée : menée tambour battant, on cherche une cohérence d’ensemble qui semble pour l’heure surtout consister à vouloir gérer une administration complexe en jouant sur les droits processuels. Sur ces réformes comme sur beaucoup d’autres à venir, par exemple dans le cadre de la loi Pacte, la nécessité d’un véritable dialogue interdisciplinaire est plus que jamais nécessaire.